UNE ANALYSE STRUCTURALE DE LA Ve REPUBLIQUE
État des lieux
La disparition d’un véritable débat démocratique au sein de la classe politique et des médias était donc aggravée par cette carence de la représentation qui les privait d’une source permanente d’informations venant de la société. Dès lors, les forces politiques n’étaient plus alimentées que par les revendications des minorités les plus bruyantes, auxquelles allait toute leur attention. Les partis continuaient à jouer entre soi leurs jeux ordinaires et le prudent conformisme imposé par les ambitions présidentielles rendait de plus en plus futiles leurs programmes : droite et gauche pouvaient alterner sans qu’aucun changement significatif ne les distinguât aux yeux des électeurs. Ce marasme démocratique trouva son aboutissement avec le succès, accidentel mais logique, d’Emmanuel Macron en 2017.
La configuration de l’élection présidentielle de 2017 annonçait donc l’éclatement de la bipolarisation sur le plan parlementaire ; elle se traduisit alors par la disparition de la majorité absolue issue de son second tour, les partisans du vainqueur disposant toutefois d’une majorité relative face à une opposition divisée, schéma que confirmèrent les scrutins de 2022. La dissolution du 9 juin 2024 en précipita la conclusion. logique. Le barrage au RN s’appliquant alors systématiquement, les bénéficiaires de la conjuration se retrouvèrent éclatés en deux tendances irréconciliables face au groupe stigmatisé, comme on l’a vu.
État des lieux
Par Pierre Avril,
Prévoir le passé est une tentation naturelle de l’esprit ; il s’efforce d’introduire rétrospectivement de la logique dans la suite confuse des évènements, afin de rendre nécessaire ce qui est advenu. Les juristes y sont enclins, particulièrement lorsqu’il s’agit de la Constitution qui, disposant pour l’avenir, contiendrait en puissance ce qui s’est effectivement réalisé en acte. En dévoilant ses ressorts, on pourrait ainsi démontrer comment une nécessité latente s’est irrésistiblement imposée à des acteurs confrontés aux défis des circonstances, et comment elle a orienté leurs initiatives ; mais c’est attribuer à la lettre du texte une efficacité qui dépend en réalité de la volonté de ceux qui l’appliqueront. La démarche, toutefois, n’est pas arbitraire dans le cas de la Constitution de 1958, en raison de sa structure particulière – et compte tenu de la réserve sur l’application.
1.Avec l’élection au suffrage universel du président de la République et des députés à l’Assemblée nationale, la singularité de la Ve République est d’avoir attribué à la souveraineté populaire deux expressions directes, séparées et antinomiques. Séparées, elles se sont révélées antinomiques parce qu’elles ne désignent pas les titulaires de pouvoirs également séparés, comme aux Etats-Unis, mais de pouvoirs imbriqués : le Président nomme le Gouvernement, lequel est responsable devant l’Assemblée nationale, et celle-ci peut le renverser. Il en résulte une incertitude quant au résultat.
Un tel système peut en effet connaître deux modes de fonctionnement contrastés, soit comme un gouvernement parlementaire lorsque les élections donnent à l’Assemblée nationale une majorité politiquement opposée à celle qui a porté le Président à l’Elysée, soit comme une domination présidentielle, lorsque la majorité de l’Assemblée est conforme à celle qui a élu le Président. C’est cette seconde branche de l’alternative qui a marqué l’histoire de la Ve République parce qu’elle a été à son origine dès 1958.2.L’importance des débuts d’un régime est bien connue : les premières applications d’une Constitution ont pour effet de concrétiser ses dispositions en établissant des précédents qui s’imposeront tout naturellement par la suite. Et d’autant plus naturellement qu’une constitution comporte de nombreuses dispositions qui habilitent les organes et définissent leurs compétences, sans déterminer quels rapports résulteront entre eux de l’exercice des prérogatives dont elle les pourvoit. Seules les prescriptions de procédure seront respectées à la lettre parce qu’elles sont précises et d’effet immédiat, tandis que le fond du droit dépendra de sa concrétisation initiale.
Or les premières années de la Ve République ont été dominées par la personnalité du général de Gaulle, président originellement désigné à un scrutin indirect analogue à celui des sénateurs : ce n’est qu’en 1962 que son élection au suffrage universel direct a été décidée pour confirmer son autorité lorsqu’elle a été contestée par le Parlement. Ses successeurs hériteront en 1969 de cette innovation et de cette autorité.3.Les circonstances de la révision de 1962 ont très fortement affecté la portée politique de l’élection présidentielle. Formellement elle est un simple procédé de nomination, elle n’emporte juridiquement aucune conséquence, sinon d’être l’expression directe du peuple souverain comme celle les députés – avec toutefois le privilège de concentrer cette légitimité potentielle sur une seule personne au lieu de 577. Mais elle est intervenue pour trancher un conflit ouvert avec l’Assemblée nationale qui avait censuré le gouvernement Pompidou (précisément sur cette révision), de sorte qu’elle a consacré la prééminence du Président sur les autres pouvoirs en lui conférant l’autorité d’une investiture politique personnelle.
En conséquence, la responsabilité parlementaire du gouvernement s’effaça au profit de sa responsabilité devant le Président qui le nomme et oriente ainsi son action : cette responsabilité non écrite est devenue la convention de la Constitution fondamentale de la Ve République.
COHABITATIONS ET QUINQUENNAT
4.Mais la responsabilité devant les députés prévue par les articles 29 et 49 restait simplement inopérante en raison de l’harmonie entre les majorités présidentielle et parlementaire. Or cette harmonie se trouvait virtuellement remise en question à chaque élection législative, d’autant que la durée des mandats respectifs du Président, sept ans, et des députés, cinq ans, ne coïncidait pas, non plus que la date de leurs renouvellements. Différée jusqu’en 1986, l’éventualité finit par se réaliser, et elle se répéta en 1993 et en 1997 ; l’élection d’une majorité d’opposition amena logiquement la désignation d’un Premier ministre qui en était issu et sa cohabitation avec le Président.
Avec les cohabitations d’un Président et d’un gouvernement politiquement opposés, la responsabilité de celui-ci devant celui-là disparaissait, mais provisoirement, car la classe politique, dont l’Elysée restait l’ambition suprême, considérait cette situation comme une parenthèse anormale. Afin d’en conjurer le retour et de conforter le statu quo ante, la révision constitutionnelle du 2 octobre 2000 instaura le quinquennat présidentiel à la place du septennat et le compléta par la rectification du calendrier pour que les élections à l’Assemblée nationale interviennent dans la suite immédiate de l’élection du Président dont elles ratifiaient ainsi les résultats et en confirmaient le rôle directeur. Mais à quel prix ?5.La révision constitutionnelle de 2000 a interrompu arbitrairement un mouvement démocratique qui exprimait la lassitude devant la domination présidentielle et l’aspiration à davantage de représentation. Les accidentsrépétés des cohabitations témoignaient en effet de l’épuisement de l’élection présidentielle, désormais incapable de construire une majorité de gouvernement durable, en même temps que leur répétition incitait à un rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement. Or une telle perspective se présentait tout naturellement, car le calendrier prévoyait que le prochain renouvellement de l’Assemblée nationale élue en 1997 devait intervenir en mars 2002, c’est-à-dire avant l’élection du Président en avril, de sorte que celle-ci se serait trouvée assujettie à la décision politique préalable du suffrage universel ayant déjà choisi une majorité.
Mais cette révision n’a pas seulement eu pour effet de restaurer le statu quo ante, elle bouleversait en réalité l’équilibre constitutionnel, parce qu’en faisant coïncider le mandat présidentiel avec celui des députés, elle établissait une solidarité politique immédiate entre eux telle qu’elle transformait en subordination la responsabilité non écrite du Premier ministre devant le Président. Le quinquennat poussait ainsi à l’extrême la prépondérance politique que l’Elysée exerçait jusque-là comme un arbitrage – lequel, si impératif fût- il, demeurait cependant compatible avec l’interprétation très extensive de l’article 5 C qui le mentionne. On sortait alors des prévisions de la Constitution.6.L’asymétrie entre un mandat présidentiel de sept ans et le renouvellement de l’Assemblée nationale tous les cinq ans ménageait en effet au Parlement la possibilité d’un exercice réel de ses fonctions. Quelle que fût la puissante incitation à s’inscrire dans la continuité de l’autorité présidentielle, les élections législatives conservaient leur vocation à représenter le peuple français tout entier ; elle préservait simultanément, la spécificité d’une présidence d’essence arbitrale, dans la mesure où celle-ci se poursuivait nécessairement durant deux législatures, au-delà donc de la compétition immédiate des partis, et sur deux gouvernements. Cela impliquait que cette présidence fût clairement distinguée du gouvernement. Et donc préservait aussi le rôle du Premier ministre.
Le Premier ministre était le chef de la majorité parlementaire devant laquelle sa responsabilité restait engagée, même si elle était subordonnée à sa loyauté envers le Président – d’autant qu’il était appelé à diriger la campagne électorale lors du renouvellement de l’Assemblée nationale. Il disposait donc d’une autorité propre dans l’exercice de ses fonctions, tant vis-à-vis du Parlement que de l’appareil de l’Etat: il n’était pas le simple collaborateurque devinrent ses successeurs. Réciproquement, le Parlement, dont le Premier ministre est le seul interlocuteur, se trouvait naturellement solidaire de son sort et bénéficiait de son autonomie – d’autant que les élections législatives n’avaient pas pour vocation exclusive la ratification de l’élection présidentielle, comme il advint après 2002 : elles exprimaient aussi la représentation du peuple français dans toute sa diversité, au lieu que le Président est l’élu d’une majorité artificiellement contrainte par la limitation du second tour aux deux candidats arrivés en tête du premier.7.En d’autres termes, si limité fût-il par la prépondérance présidentielle, le régime parlementaire institué par la Constitution restait le cadre politique et juridique de la Ve République. Ajoutons ce paradoxe : c’est la bipolarisation engendrée par le second tour de l’élection présidentielle qui provoqua l’apparition inespérée d’un two-party system analogue sur ce point au modèle britannique, car le fait majoritaire contraignit l’opposition à se concentrer autour du parti socialiste en 1973, et conduisit à l’alternance au pouvoir de 1981… avant de permettre le bon déroulement institutionnel de la cohabitation de 1986. Celle de 1997 allait s’étendre durant toute une législature, démontrant qu’un gouvernement parlementaire stable se révélait désormais une forme possible de direction des affaires publiques. Mais la perspective de son probable renouvellement en 2002 dérangeait les ambitions présidentielles de la classe politique qui s’employa, comme on l’a vu, à conjurer la menace de ce retour à la lettre constitutionnelle.
Devenue, par le couplage des scrutins, l’exclusive expression du suffrage universel, la présidence quinquennale affirma alors son hégémonie sur l’Etat. Mais sans recouvrer la capacité d’entraînement dont les cohabitations avaient montré l’épuisement. En revanche, l’hégémonie de l’Elysée dévitalisa en quelque sorte les autres organes qui continuèrent à fonctionner mécaniquement, dépossédés de la contribution positive qu’ils avaient jusque-là conservée ; l’activité politique, devenue sans objet significatif, n’en conserva que les intrigues qui lui sont familières, elles occupèrent progressivement le débat sous forme de contestations de l’autorité présidentielle qu’inspiraient les visées sur la succession à venir. Autrement dit, les ambitions personnelles, inévitables scories de la vie politique, monopolisaient désormais une scène désertée par le débat démocratique.8.Au-delà du désordre fonctionnel, c’est la représentation qu’a profondément remise en cause l’instauration du quinquennat. Pour bien en mesurer la gravité, rappelons que le principe représentatif est l’essence de nos démocraties en ce qu’il associe étroitement le gouvernement du pays à l’expression par le Parlement des volontés de sa population. Si la Constitution de 1958 les avait formellement isolés au nom de la séparation des pouvoirs, la responsabilité des articles 20 et 49 n’en maintenait pas moins un lien entre eux: l’orientation et la composition des gouvernements restaient tributaires de l’orientation et de la composition de l’Assemblée nationale – les cohabitations l’avaient démontré. Or ce lien, demeuré réciproque du fait de l’asymétrie des élections présidentielle et législatives, devenait unilatéral dès lors que la présidentielle subjuguait l’expression des volontés de la population. Les citoyens étaient certes gouvernés par le Président qu’ils avaient choisi, mais ils n’étaient plus représentés.
LA DECONSTRUCTION
9.La présidence d’Emmanuel Macron a ouvert la phase terminale du présidentialisme de la Ve République ; elle ne l’a pas provoquée, mais elle a contribué à la précipiter, ainsi qu’on peut le constater sept ans plus tard. Oubliées les brillantes déclarations abstraites du début (et leurs gloses respectueuses), le trait qui caractérise le mieux cette présidence semble devoir être emprunté au concept à la mode de Derrida : la déconstruction. En ce sens, il y a bien des initiatives déconcertantes, telle la suppression soudaine des grands corps de l’Etat, ou celle de l’ENA, et aussi le mépris des corps intermédiaires, mais l’essentiel est sans doute la répudiation délibérée des concepts qui avaient toujours structuré notre débat politique : Conservation et Mouvement, Droite et Gauche, Gouvernement et Opposition… Ces alternatives devaient désormais être satisfaites en même temps. Comment ? par la synthèse permanente qu’en formulerait le Président du haut de sa verticalité. Le nouvel ordre politique était censé s’organiser autour des citoyens de bonne volonté faisant confiance au Président et approuvant son action, tandis que les autres étaient rejetés en-dehors de la délibération s’ils refusaient d’entendre le verbe présidentiel. Le procédé est certes familier à la rhétorique politique, mais il ne servait maintenant aucun dessein positif, sinon rameuter des soutiens et mobiliser des auditeurs aux monologues du chef de l’Etat.
Un tel solipsisme du pouvoir était la tentation latente du présidentialisme, mais elle avait été contenue par les obstacles que lui opposait le cadre parlementaire ; le quinquennat avait réduit ces obstacles et ouvert une période de confusion d’où un présidentialisme absolu émergeait finalement des vestiges de la Ve République. Révélant la contradiction intime entre ce pouvoir personnellement incarné et le principe représentatif, il entraîna l’inversion paradoxale d’un tropisme jusque-là dominant.10.Un puissant tropisme avait en effet orienté la politique de la Ve République vers la présidence : désignant le dirigeant suprême et ratifiant implicitement son programme, l’élection du chef de l’Etat déterminait simultanément la répartition des forces en définissant la majorité au pouvoir. Tout en dépendait donc, si bien que les attitudes et les comportements s’orientaient naturellement vers ce centre et c’est l’ensemble des institutions qui gravitaient autour de l’Elysée comme autour d’un soleil, lequel en retour leur transmettait son énergie. Il en résultait un système d’échanges, évidemment inégaux, et cependant réels tant que le cadre constitutionnel y contraignait. Il commença à se dérégler quand les effets du quinquennat se firent sentir, avant que le règne d’Emmanuel Macron cristallise des rapports inverses à partir de 2017.
Le solipsisme présidentiel a engendré une dynamique centrifuge qui isolait l’Elysée à mesure que les décisions s’y concentraient, et décourageait toute participation active à une action publique unilatérale. Ainsi le Président, qui entendait gouverner en négligeant les relais capables de l’informer des mouvements internes de la société et d’en mesurer l’importance, se retrouva finalement seul en face du peuple. Prendre de la distance pouvait en revanche convenir à ses prédécesseurs du septennat qui renvoyaient au Premier ministre la tâche d’assumer la responsabilité de la politique courante et se réservaient d’intervenir quand ils le jugeaient opportun.11.L’isolement présidentiel se conjugue donc avec l’asphyxie de la représentation nationale, parce que les parlementaires forment un réseau complet de communication entre la société et le pouvoir, et la carence qui affecte leur fonction médiatrice s’étend aux relations avec l’administration (la sotte interdiction du cumul des mandats en 2014 les avait affaiblies). Déjà mis à mal par le quinquennat, le Parlement a été systématiquement ignoré à partir de 2017, ainsi que l’atteste l’épisode des Gilets Jaunes de 2019. Confronté à cette jacquerie des ronds-points qui finit par menacer la capitale, le Président y répondit en lançant un « Grand débat national sur la démocratie » auquel le Parlement ne fut pas associé, bien que l’institution fût au cœur du sujet … peu importait d’ailleurs, car il ne s’agissait que de noyer le poisson. Plus significatif encore, les 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat furent tirés au sort. Une telle atomisation du concept constitutionnel de peuple français est la caricature du dialogue direct du Président avec le peuple, qui est une autre tentation du présidentialisme – le général de Gaulle l’avait exploité avec brio, mais dans un grand dessein, au lieu qu’il ne s’agissait plus désormais que d’occuper la scène pour durer.
La déconstruction macronienne allait ainsi s’étendre au système politique. L’effet mobilisateur de la présidentielle avait encore opéré en 2017 : Les Marcheurs, partisans du nouveau président, s’assurèrent la majorité à l’Assemblée nationale, d’autant qu’ils s’étaient étoffés de ralliements provenant des partis de gouvernement désorientés. Mais le Président s’en désintéressa, conformément à sa méthode, et les Marcheurs de 2017 ne s’enracinèrent pas dans leurs circonscriptions. On devait le constater en 2022, quand ils ne conservèrent qu’une majorité relative, suffisante cependant pour que le gouvernement demeurât celui du Président réélu. Mais le système des forces était en train de se dissoudre – et peut-être de se recomposer ?12.Le long malaise démocratique qui avait conduit à la victoire d’Emmanuel Macron en 2017 et permis sa réélection subreptice, tourna alors en hostilité ouverte envers un pouvoir solitaire et incompréhensible ; les anciens partis de gouvernement se montrèrent incapables de la capitaliser. En revanche, le courant hâtivement qualifié de populiste dépassait ses limites sociologiques et géographiques au point de bientôt faire figure d’alternative, car il avait su entreprendre sa reconversion en parti globalement respectable aux yeux d’électeurs désemparés. Perceptible au fil des consultations, la progression de son audience éclata à l’occasion des élections européennes du 9 juin 2024 : le Rassemblement national y recueillit plus de 30% des suffrages. Véritable coup de tonnerre dans un ciel d’orage, ce verdict confirmait le rejet du Président comme l’effondrement des partis traditionnels.
La réaction instantanée d’Emmanuel Macron à ce désaveu humiliant – il prononça le jour même la dissolution de l’Assemblée – plongea partisans et adversaires dans la stupeur, car on n’en voyait pas le dessein. Le Président ne pouvant se représenter en 2027, anticipait-il la dégradation continue de son autorité afin de la ressaisir ?13.Le message présidentiel désignait clairement un objectif négatif : s’opposer au Rassemblement national, qualifié d’extrême-droite en raison de ses origines, dont la probable victoire en 2027 mettrait en péril, disait- il, rien moins que la République et la France elle-même. Il appelait donc à un large regroupement républicain aux élections fixées les 30 juin et 7 juillet – il en espérait aussi une clarification politique. L’appel rencontrait l’inquiétude des partis qui voyaient dans la victoire du RN le spectre de leur éviction de la scène politique qu’ils occupaient ; un tel motif suffisait sans que l’excommunication présidentielle fût nécessaire, et il fu entendu au-delà des partis de gouvernement qu’il visait. Faire barrage au RN arrivé en tête du 1er tour avec 33% des suffrages s’appliqua donc à tous les désistements, y compris en faveur des candidats d’extrême- gauche… N’était-ce pas la survie du système commun qui se trouvait en jeu ?
Le « regroupement républicain contre l’extrême-droite » ressemblait à un syndicat de commerçants menacés de faillite par un concurrent dont l’offre attirait un tiers de la clientèle et qu’il fallait donc éliminer. Le barrage fonctionna bien, mais comme il était le seul objectif assigné à l’union, les désistements avaient mêlé des suffrages contradictoires dont les bénéficiaires restaient opposés : la clarification espérée se traduisit par un redoublement de la confusion, dans le pays d’abord, à l’Assemblée nationale ensuite.14. Non seulement la nouvelle Assemblée n’a pas de majorité et, avec onze groupes, elle est la plus morcelée de la Ve République mais elle met surtout fin à la bipolarisation. Elle est fracturée en trois tendances inconciliables, dont la plus importante réunit sous l’égide du Nouveau front populaire les groupes de gauche et d’extrême-gauche, principaux bénéficiaires de l’union sacrée ; en revanche, les orphelins du Président perdent leur majorité relative et forment avec les rescapés de la droite classique un bloc central ; enfin, le Rassemblement national, victime directe des désistements œcuméniques, n’en constitue pas moins la troisième composante.
L’ostracisme électoral frappant le Rassemblement national s’est prolongé dans la distribution des postes de responsabilité : pour la première fois dans notre histoire parlementaire, la répartition proportionnelle des fonctions internes prescrite par le Règlement a été délibérément violée. Ainsi les partis ont-ils commencé à participer activement à la déconstruction après l’avoir subie.15. A-t-on remarqué que le barrage dit républicain de 2024 répétait celui qui marqua le début du quinquennat ? La présence inattendue de Jean- Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 avait provoqué une intense émotion que justifiait le caractère sulfureux de son mouvement – ancêtre du Rassemblement national et source des incantations qu’inspire aujourd’hui ce lien génétique. La présence du représentant d’un parti populiste était aussi un symptôme du dérèglement dont le quinquennat était la traduction institutionnelle.
De même, le barrage au RN de 2024 ne renouvelle-t-il pas aussi le barrage à Marine Le Pen de 2017 ? La structure en est identique et les conséquences analogues. Alors que les élections présidentielles de 2007 et 2012 opposaient encore la droite et la gauche, le second tour de 2017 portait à son terme le dérèglement du système présidentiel en n’offrant de choix qu’entre deux candidats qui ne s’inscrivaient ni l’un ni l’autre dans la configuration familière : Emmanuel Macron surgissait de la confusion des partis de gouvernement, tandis que Marine Le Pen révélait la montée en puissance du Rassemblement national.La configuration de l’élection présidentielle de 2017 annonçait donc l’éclatement de la bipolarisation sur le plan parlementaire ; elle se traduisit alors par la disparition de la majorité absolue issue de son second tour, les partisans du vainqueur disposant toutefois d’une majorité relative face à une opposition divisée, schéma que confirmèrent les scrutins de 2022. La dissolution du 9 juin 2024 en précipita la conclusion. logique. Le barrage au RN s’appliquant alors systématiquement, les bénéficiaires de la conjuration se retrouvèrent éclatés en deux tendances irréconciliables face au groupe stigmatisé, comme on l’a vu.
16. La dissolution du 9 juin résume la présidence d’Emmanuel Macron. Décision solitaire, elle a porté à l’extrême l’isolement du Président : son patronage ne fut jamais invoqué dans la campagne par ses anciens partisans, tant son rejet dominait les élections. Solitaire, sa décision paraissait incompréhensible, parce qu’elle intervenait précisément dans une conjoncture de reflux qui rendait plus qu’improbable une revanche de la majorité déchue. Mais au-delà de ces effets directs, et du présidentialisme même, c’est le cœur de la Ve République qui a été frappé.
La Constitution de 1958 a été inspirée par la volonté de restaurer l’autorité de l’Exécutif en assurant au Gouvernement les moyens de gouverner, avec le renfort de la présidence tutélaire. On a vu comment l’arbitrage de celle-ci s’était métamorphosé en domination présidentielle, et aussi comment l’alternative viable d’un gouvernement parlementaire avait pu se répéter grâce à la bipolarisation qui lui assurait une majorité stable. Qu’en reste-t-il ?17. La source de l’autorité de l’Exécutif est l’article 8 : le président de la République nomme le Premier ministre, puis, en accord avec lui, les membres d’un gouvernement dont la majorité sera celle que réunira ce Premier ministre : le gouvernement procède donc du Président. Confronté à une Assemblée écartelée en trois tendances inconciliables et le choix d’un tel Premier ministre devenant problématique, Emmanuel Macron différa sa décision pour la soumettre à l’arbitrage des partis. Sa Lettre aux Français du 11 juillet constitue un précédent historique :
« Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’Etat de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays… C’est à la lumière de ces principes que je déciderai de la nomination du Premier ministre. Cela suppose de laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis avec sérénité et respect de chacun… »18. Les partis saisirent aussitôt l’occasion que leur offrait le Président en renonçant à exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Constitution et en admettant ainsi que le futur gouvernement puisseprocéder du Parlement. Notons que ce ne fut nullement le cas des cohabitations, car, en nommant le leader de la majorité de droite Premier ministre, François Mitterrand avait fait le choix de se maintenir, mais en excluant de s’y associer – option répétée en 1993 et en 1997.
Aucune majorité de gouvernement ne se présentant aujourd’hui, le pouvoir du Président s’étendait à tout Premier ministre capable de réunir, à défaut d’une majorité positive, des majorités ponctuelles sur ses projets – comme Rocard en 1988. Il y a renoncé dans ce premier temps, et quelles que soient les suites de ce qui se veut une habileté, il a ouvert une boite de Pandore qu’il sera impossible de refermer.
19. Enfin, la dissolution du 9 juin 2024 a ajouté la durée au chaos qu’elle avait provoqué : l’article 12 interdit de la répéter avant un an. La décision présidentielle a donc paralysé ce qui est l’arme ultime de l’Exécutif, auquel il arrive de se trouver devant une situation telle que, les moyens ordinaires s’avérant inopérants, Il ne peut la surmontée que par le recours exceptionnel à l’arbitrage du suffrage universel.
On déplorait sous la IIIe République que l’emploi de la dissolution fût paralysé par le veto sénatorial, puis, pendant la IVe, par l’exigence de deux crises consécutives à la majorité absolue. C’est donc avecl’assentiment général que la Constitution de 1958 la rend discrétionnaire. Il est clair toutefois qu’il s’agit d’une ultima ratio réservée aux situations autrement sans issue et, pour cette raison, d’un emploi exceptionnel. En y recourant si légèrement le 9 juin, Emmanuel Macron a parachevé sa déconstruction de la Ve République.
20. Résumons. L’analyse structurale de la Ve République fournit un cadre propre à rendre compte de l’histoire du régime à partir de l’évolutions des rapports entre les deux expressions de la souveraineté populaire. Son expression présidentielle a atteint son apogée en 1981 avec le premier septennat de François Mitterrand. Mais c’est en 1986 que la cohabitation se produisit, et elle se renouvela en 1993. Entretemps, la réélection de F. Mitterrand en 1988 avait encore exercé son effet d’entraînement par ladissolution de l’Assemblée – mais plus faiblement, car ses Premiers ministres, tels Rocard et ses successeurs, ne disposaient plus que d’une majorité relative dans la nouvelle législature. On sait la suite.
Que le chant du cygne de 1981 se soit brutalement interrompu dès 1986 témoigne de la vulnérabilité du système dont, à côté des causes politiques directes, il doit exister des facteurs institutionnels permanents.
Avançons l’hypothèse que la vulnérabilité de l’a domination présidentielle provient de son absence de base explicite dans la Constitution : elle ne repose pas sur des pouvoirs (comme on le croit souvent) mais dépend essentiellement de l’autorité personnelle que le Président tire de son élection. Telle un sacre démocratique, cette investiture populaire engendre une sorte d’incarnation personnelle du pouvoir, mais elle ne va pas sans contrarier l’aspiration du peuple à se sentir tout entier représenté à travers le contrôle du Parlement sur l’action gouvernementale. Les prérogatives du Président lui permirent de sauvegarder son autorité, mais on l’a vu s’épuiser, et il a fallu recourir à l’expédient constitutionnel du quinquennat pour en ravaler provisoirement la façade.
LE DERNIER MOT EMPECHE
21. Ce qui est en cause depuis la dissolution du 9 juin 2024 va cependant bien au-delà de la dislocation du système d’expression duale de la souveraineté populaire, car c’est la souveraineté populaire elle-même qui a été contrariée. Et plus précisément le principe quasi philosophique en vertu duquel le peuple a le dernier mot : le suffrage universel, source directe des pouvoirs, est l’arbitre qui tranche les conflits qui peuvent les opposer. Cette souveraineté du corps électoral a certes connu des métamorphoses sous la Ve République, mais elle avait toujours prévalu.
La métamorphose essentielle fut celle du style plébiscitaire qui avait caractérisé le début du régime : pour le général de Gaulle l’autorité du président de la République reposait tout entière sur la confiance des Français exprimée directement par le référendum – il démissionna immédiatement après le résultat négatif de celui du 24 avril 1969. Cette pratique plébiscitaire se révélant peu compatible avec l’élection au suffrage universel, et contradictoire à la structure parlementaire de la Constitution, elle fut abandonnée (comme le recours au référendum) par ses successeurs ; ils choisirent de se maintenir lorsqu’ils furent désavoués par les élections législatives et se résignèrent à cohabiter avec un gouvernement qui détermine et conduit la politique de la Nation. La volonté des électeurs fut donc respectée.22. La phase plébiscitaire a cependant laissé des traces, parce que l’élection du Président au suffrage universel a été conçue en 1962 comme une sorte de référendum lui conférant personnellement une légitimité supérieure. Mais lorsque cette légitimité s’est trouvée confrontée à celle d’une majorité parlementaire d’opposition, François Mitterrand ne s’en est pas prévalu pour lui résister ouvertement ; quitte à la recouvrer plus tard, il a préféré invoquer la légalité constitutionnelle (« La Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution » affirma-t-il dans son message au Parlement du 8 avril 1986), laquelle l’autorisait formellement à poursuivre son mandat. Les deux expressions de la souveraineté populaire ont donc coéxisté ensuite, de sorte que la volonté du suffrage était toujours respectée.
Mais la répétition des cohabitations qui s’ensuivit provoqua, comme on l’a vu, l’instauration du quinquennat destiné à neutraliser cette coexistence grâce à la coïncidence des mandats. La dissolution du 9 juin 2024 a déjoué cet ultime calcul et a posé en termes nouveaux la question des légitimités concurrentes.23. Plus précisément, la question concerne la responsabilité politique du Président devant le peuple. Elle avait été éludée depuis 1986, puisque, désavoué par des élections législatives contraires, le Président a néanmoins entendu poursuivre son mandat, en se contentant de renoncer provisoirement à l’exercer dans sa plénitude. La question ne s’en pose pas moins : investi de l’autorité supérieure de la République, le Président serait-il finalement irresponsable malgré un net désaveu populaire ?
René Capitant l’avait contesté en évoquant le cas d’un Président confronté à une Assemblée nationale opposée, qui la dissout. Si les électeurs confirment cette opposition, il ne peut dissoudre à nouveau. Incapable d’exercer la plénitude de sa fonction et le désaveu populaire étant confirmé en appel, le Président doit donc partir. Hypothétique en 1964, le raisonnement de René Capitant devient actuel en 2024, sauf qu’il n’y a pas de majorité dans la 17e législature – du fait que la majorité d’opposition qui se dessinait a été empêchée à l’initiative du Président lui-même.
24. La dissolution du 9 juin 2024 est l’exemple d’un acte manqué qui devrait enchanter les psychanalystes: en la prononçant, Emmanuel Macron rendait actuelle la victoire du Rassemblement national qu’il affectait de redouter pour demain. Devant cette probable victoire, qu’annonçaient les 33% du premier tour, il rameuta tous les autres et le barrage contre le RN fonctionna. Sauf que ses partisans perdirent, au profit de la gauche, la majorité relative qu’ils détenaient, tandis qu’avec 126 députés le groupe RN devenait le plus important de la 17e législature. Privé de la majorité absolue qu’il espérait, ces 126 députés, plus les 16 du groupe Ciotti, n’en font pas moins l’arbitre inévitable des conflits entre les deux autres.
E. Macron a constaté lui-même le résultat de sa décision : il n’y a aucune coalition possible pour soutenir un gouvernement. En revanche, le parlementarisme négatif de la Ve République permet un gouvernement minoritaire, tel celui de Michel Rocard en 1988, pourvu qu’il ne soit pas immédiatement censuré et qu’il évite ensuite de réunir la majorité absolue des députés contre ses projets (l’article 49, al. 3 y pourvoit et on mesure la sottise d’en avoir restreint l’emploi en 2008). Le Président peut alors nommer un Premier ministre à sa guise, dès lors qu’il apparaît capable de répondre à ces conditions, s’il s’en trouve un.
25. L’agonie de la Ve République qui s’annonce a été déclenchée par le refus d’accepter que la volonté du suffrage universel, exprimée par les 33% du premier tour, puisse mettre en cause l’autorité présidentielle. E. Macron voulait éviter de devoir cohabiter avec un gouvernement dirigé par le Rassemblement national dont l’hostilité proclamée l’aurait réduit à un sort pire que celui de ses prédécesseurs de 1986, 1993 et 1997, d’autant que, n’étant pas rééligible, il ne pouvait plus espérer de revanche.
Une certaine résistance à la décision des électeurs n’est certes pas sans précédent de la part d’un Président. En 1985, François Mitterrand s’efforça de contrarier la victoire annoncée de la droite en modifiant le mode de scrutin: la proportionnelle devait l’embarrasser en favorisant la concurrence du Front national, ancêtre sulfureux du Rassemblement. La droite obtînt de justesse la majorité absolue et la manipulation du mode de scrutin (qui indigna tant Michel Rocard qu’il démissionna du gouvernement) resta marginale. En revanche, la démarche d’Emmanuel Macron ne se borne pas à une manipulation préventive : elle a bel et bien empêché la volonté populaire de prononcer son dernier mot.***
Prévoir le passé, a-t-on avancé en commençant, est un exercice possible dans le cas de la Ve République, à condition de se souvenir que l’efficacité d’un texte constitutionnel dépend de la volonté de ceux qui l’appliquent; les développements qui précèdent ne semblent pas démentir cette allégation. Mais c’est un exercice par définition rétrospectif, et l’actualité lui interdit de s’aventurer à prévoir, au sens propre, ce qui va advenir. Le terme de cet exercice est donc la dissolution du 9 juin 2024.
La possibilité de l’exercice repose sur la structure singulière de la Constitution du 4 octobre 1958 qui institue deux expressions séparées et antinomiques de la souveraineté populaire. Cette dualité a conduit à l’expansion continue de l’une de ces expressions, qui a subjugué l’autre sans parvenir à la remplacer. La domination de plus en plus exclusive de l’Exécutif a ainsi étouffé la Représentation ; latent, leur affrontement s’est manifesté ouvertement, à partir de 1986, par le phénomène des cohabitations ; la Constitution retrouva alors une efficacité jusque-là manipulée – avec l’assentiment populaire – par ceux qui l’appliquaient : cet assentiment leur a fait soudain défaut. On a vu comment la classe politique avait tenté en 2002 d’en prévenir le renouvellent grâce au quinquennat, mais aussi comment la dissolution de 2O24 avait anéanti cet artifice.
L’histoire confirme donc combien l’efficacité du texte constitutionnel dépend de la volonté de ceux qui l’appliquent – et au besoin le révisent – mais elle met aussi, et surtout, en évidence que cette volonté doit être soutenue par le consentement populaire. Le principe démocratique domine en dernière analyse le fonctionnement régulier des pouvoirs publics dont la légalité formelle requiert cette légitimation politique. Elle allait sans dire dans notre hypothèse liminaire, tant elle paraissait aller de soi, mais l’actualité rappelle qu’il faut la dire.
La dissolution du 9 juin a été choisie pour terme à notre exercice parce qu’elle fait figure de paradigme: elle résume analyse des faits, interprétation des comportements et énoncé de principes.
Quant aux faits, elle marque l’aboutissement de la dialectique conflictuelle des deux expressions de la souveraineté populaire, parce qu’elle déclenche la phase terminale d’un régime incapable d’en concilier l’exercice.
Quant à la présidence qui provoqua ce déclenchement, elle en atteste la responsabilité en raison du tour systématique qu’Emmanuel Macron a donné au démantèlement de la Ve République par son obstination à déconstruire pour affirmer, à défaut d’efficacité, l’originalité de son pouvoir. Et il a exercé ce pouvoir de manière solitaire et précipitée, rationnellement incompréhensible au point d’apparaître comme un acte manqué.
Enfin, la dissolution et ses suites directes ont révélé pour la première fois dans l’histoire de la Ve République une volonté délibérée de contrarier ce qui avait été son ressort permanent : assurer au peuple le dernier mot.
16 septembre 2024
* Pierre Avril est un juriste universitaire français, spécialiste du droit constitutionnel.
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