Déficit public : dérapage hors de contrôle et suspicion
par Paul KLOBOUKOFF,
Depuis plus d’un an, inquiet, le citoyen se perd dans les ténèbres des estimations et des prévisions du déficit public (ainsi que des recettes et des dépenses publiques), qui diffèrent, n’hésitent pas à se contredire, et ont en commun de décrire une détérioration croissante d’année en année, de mois en mois, de semaine en semaine… pour finalement déplorer un « dérapage » pouvant aller jusqu’à - 6,1% du PIB en 2024, entouré de mystère et suspecté de dissimulations.
Déficit public 2024 : dérapage incontrôlé déjà en 2023
Non, le « dérapage » du déficit public n’a pas commencé en 2024… mais l’année précédente. Dans ses comptes nationaux des Administrations publiques - premiers résultats année 2023, publiés le 26 mars 2024 (1), l’Insee rappelle l’évolution récente du déficit public. En pourcentage du montant du PIB, il a représenté : - 2,4% en 2019 ; - 8,9% en 2020 et - 6,6% en 2021, pendant le Covid 19 ; - 4,8% en 2022. Puis, il s’est de nouveau aggravé en 2023, atteignant - 154 Mds €, soit - 5,5% du PIB. Ce dérapage a été provoqué par une baisse importante des Recettes publiques, de 54% du PIB en 2022 à seulement 51,9% en 2023, tandis que les Dépenses publiques ont reculé moins, de 58,8% du PIB à 57,3%. L’Insee a observé qu’en 2023, « les dépenses restent nettement supérieures à l’avant Covid ». En 2023, la dette publique brute de la France a atteint 110,6% du PIB. Le constat de ce dérapage du déficit par l’Insee il y a 7 mois a été ignoré des médias et des autres commentateurs patentés.
Le Parlement a rejeté les comptes de l’Etat trois années consécutives
Après l’Assemblée nationale le 14 octobre 2024, le Sénat a rejeté, à son tour, le 21 octobre, le « projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année 2023 ». Le Parlement l’avait déjà fait pour les comptes des années 2021 et 2022. En 2023, le déficit de - 154 Mds, en hausse de - 28 Mds en un an est un record… qui a été dépassé en 2024. La baisse des recettes fiscales, en partie liée à la désinflation, n’a pas été compensée par un effort structurel en matière de dépense publique (2). « L’examen de ce projet est obligatoire, mais son adoption n’est pas nécessaire », a-t-on pu lire le 23 octobre sur le site de l’institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF). « Des solutions comptables » seront à nouveau trouvées pour résoudre le problème (ou l’absence de problème reconnu).
Un ambitieux projet de loi de finances pour 2024
« Le budget 2024 s’inscrit dans une trajectoire de rétablissement des comptes publics à l’horizon 2027 » (3). Il repose sur l’hypothèse d’une croissance du PIB plus forte en 2024, + 1,4%, contre + 1% en 2023, ainsi que d’un reflux de l’inflation à + 2,6%. Il prévoit une réduction du déficit public de - 4,9% du PIB en 2023 à - 4,4% en 2024, - 3,7% en 2025, - 3,2% en 2026 et - 2,7% en 2027. Avec un taux de prélèvements obligatoires stabilisé à 44,4% du PIB à partir de 2025, et grâce à la maîtrise des dépenses, avec les réformes des retraites et de l’assurance chômage, notamment.
La dette publique brute rapportée au PIB décroîtrait à partir de 109,6% en 2025 pour atteindre 108,1% en 2027.
Un programme de stabilité 2024-2027 moins débordant d’optimisme
La France fait l’objet de la part de l’UE d’une procédure de déficit excessif.
Présenté au Conseil des ministres le 17 avril 2024 (4), pour être soumis à la Commission de Bruxelles avant la fin du même mois, le PSTAB 2024-2027 avait pour objectifs de : - faire descendre le déficit public à - 5,1% en 2024, puis sous le seuil de - 3% en 2027 ; - limiter la dette publique à 112% du PIB en 2027 (contre les 112,3% prévus en 2024).
La dépense publique, estimée par le gouvernement à 58,1% du PIB en 2023 (et non aux 57,3% du PIB calculés par l’Insee et publiés en mars) et à 56,7% en 2024, devrait être ramenée à 54,5% du PIB en 2027, moyennant une réforme des retraites, la recherche du plein emploi, ainsi que les réductions des dépenses de l’Etat et des Collectivités locales.
Des alertes à Bercy à l’automne 2023 puis en février 2024
A Bercy, des notes confidentielles ont alerté le ministre à l’automne 2023. Elles n’ont pas eu d’effets, jusqu’à une nouvelle alerte en février 2024. « 2024 est une année noire pour les finances publiques, je pèse mes mots, mais je le dis », a déclaré Pierre Moscovici, président de la Cour des comptes et du Haut conseil aux finances publiques.
C’est alors que Bruno Lemaire a annoncé 10 Mds d’économies. Il aurait aussi plaidé pour un projet de loi de finances rectificative en mars. Refus de l’Elysée et de Matignon, à l’approche des élections européennes (5).
A l’été, la Cour des comptes rappelle qu’elle ne croit pas au déficit de 5,1%
En juillet, c’était au tour de la Cour des comptes d’alerter le gouvernement sur des objectifs qu’elle jugeait peu réalistes. Puis, le 18 septembre, son président, Pierre Moscovici, à propos des 5,1% du PSTAB, déclarait « L’objectif de déficit pour l’année 2024 (…) ne sera pas atteint » (6).
En même temps, le Trésor mise sur un déficit de 5,6%
Dans les documents transmis par la direction du Trésor aux députés pour la préparation du budget 2025, il est indiqué que le déficit 2024 pourrait atteindre 5,6% du PIB en 2024. La responsabilité en incomberait à l’explosion des dépenses des collectivités locales (+ 16 Mds €), à moins de recettes fiscales (IS et IR), ainsi qu’à une croissance annuelle du PIB de + 1%, au lieu des + 1,4% prévus à l’automne 2023, lors de la préparation du budget 2024 (7).
Dans son flash conjoncture du 14 octobre, l’Insee a confirmé sa prévision de croissance 2024 à +1,1%.
Sur le banc des accusés, les collectivités locales répliquent vertement
Bruno Lemaire a tenté d’enfoncer le clou. Il a évoqué des « recettes moins élevées que prévu ». Mais il a ajouté « le risque principal est lié à une augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales, qui pourrait, à elle seule, dégrader les comptes 2024 de 16 milliards » (8).
Emmanuel Salaberry, maire de Talence (Gironde), qui co-préside la commission des finances de l’Association des maires de France, a répliqué « Cette énième attaque à l’encontre des collectivités est une façon de détourner l’attention du vrai problème, à savoir le déficit de l’Etat et des comptes sociaux ». Il a souligné que « l’endettement des collectivités locales est stable depuis 1995, à hauteur de 9% du PIB, quand celui de l’Etat est passé de 40 à 89% ! ». Il parait difficile de lui donner tort.
Les ministres démissionnaires en charge des Finances Bruno Lemaire et Thomas Cazenave ont été auditionnés le 9 septembre par la commission des Fiances de l’Assemblée, a rapporté ouest-France.fr le lendemain. Ils en ont « remis une couche », évoquant un « déficit des collectivités de vingt milliards, au lieu des sept milliards anticipés », soit un dérapage de treize milliards. Pour sa part, Charles de Courson, rapporteur du Budget à l’Assemblée, l’a estimé plutôt à « trois milliards » (9).
Mensonge ou déni : pourquoi y a-t-il un tel trou dans nos finances publiques ?
C’est ce qu’on a pu entendre et lire le 14 octobre, alors que le nouveau gouvernement est à la recherche de 60 milliards d’euros pour combler un déficit qui flambe… et qui va dépasser les 6% du PIB. Les oppositions réclament des comptes et demandent si la réalité de nos finances publiques a été cachée. S’est on trompé à ce point, nos outils statistiques sont ils aussi défaillants, ou a-t-on menti ? Chez LR, on parle de « maquillage des comptes » (5).
Lors de la Conférence des présidents de l’AN du 15 octobre, un accord entre groupes politiques est intervenu pour permettre d’octroyer à la commission des finances les prérogatives d’une commission d’enquête (10) afin de tirer au clair cette affaire.
Cette mission d’enquête pourra-t-elle se glisser avant le vote final du budget, « histoire de ne pas voter n’importe quoi pour 2025 ? » (5).
*Paul KLOBOUKOFF Académie du Gaullisme le 27 octobre 2024
Hommage à Philippe Séguin
En rédigeant le présent article, je n’ai pu m’empêcher de penser à Philippe Séguin, un Grand Gaulliste. Un des derniers ! Député des Vosges de 1978 à 1986, et maire d’Epinal de mars 1983 à novembre 1997, il a encore été député de juin 1988 à juin 2002. De mars 1986 à mai 1988, il a été ministre de l’Emploi et des Affaires sociales. D’avril 1993 à avril 1997, il a été président de l’Assemblée nationale. De juillet 1997 à avril 1999, il a été président du Rassemblement pour la République (RPR).
En juin 2002, il a réintégré la Cour des comptes, et le 21 juillet 2004, il a été nommé Premier président par Jacques Chirac. En 2007, il a refusé d’être ministre du gouvernement Fillon, fidèle à son poste à la Cour des comptes… jusqu’à sa mort en janvier 2010, à l’âge de 67 ans.
Je ne pense pas que sous son Autorité la Cour aurait laissé divaguer la gestion des comptes publics pendant plus d’un an.
Sources et références :
(1) Comptes nationaux des administrations publiques - premiers résultats année 2023 insee.fr/fr/statistiques/8061907 le 26/03/2024
(2) Le parlement rejette les comptes de l’Etat pour la troisième année consécutive fr.irefeurope.org/publications/article/le-parlement-rejette… le 23/10/2024
(3) Projet de loi de finances pour 2024, n°1680, déposé le mercredi 27 septembre 2023 assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/116b1680_projet-loi#
(4) Présentation du programme de stabilité 2024-2027 budget.gouv.fr/reperes/pstab/articles/presentation-du-programme… le 24/04/2024
(5) Mensonge ou déni : pourquoi y a-t-il un tel trou dans nos finances publiques ? msn.com/fr-fr/actualite/France/mensonge-ou-deni-pourquoi… le 14/10/2024
(6) « L’objectif de déficit pour l’année 2024 (…) ne sera pas atteint » latribune.fr/economie/france/deficit-public-l-objectif-de-5-1-en-2024… le 18/09/2024
(7) Déficit public : le dérapage pour 2024 plus grave que prévu lepoint.fr/economie/budget/deficit-public-le derapage-pour-2024… le 03/09/2024
(8) Dérapage du déficit de la France : à qui la faute ? ouest-France.fr/economie/budget-collectivites-etat/derapage-du-deficit… le 03/09/2024
(9) Vrai ou faux. Le dérapage budgétaire est-il dû aux collectivités, comme le dit Bercy ? ouest-France.fr/economie/budget-collectivites-etat/vrai-ou-faux- le-derapage… le 10/09/2024
(10) Dérapage budgétaire 2024 : vers l’octroi des pouvoirs d’une commission d’enquête à la commission des finances de l’Assemblée nationale lcp.fr/actualites/derapage-budgetaire-en 2024-vers… le 17/10/2024
© 01.11.2024