Les bons mots du Général. Yves De Gaulle - Académie du gaullisme

Académie du Gaullisme
Président Jacques Myard
Secrétaire générale Christine ALFARGE
Président-fondateur Jacques DAUER
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Les bons mots du Général
 






    par Yves de Gaulle,
Par-delà l’épopée, la chanson de geste, l’empreinte dans l’histoire, de Gaulle laisse également derrière lui une traînée de lumière pleine de paillettes jetées sur des moments épars, de commentaires acides ou provocants sur les hommes et les choses, de fulminations féroces ou amères sur la politique et les « politichiens ». Parmi tout ce qui a été rapporté, rien ne serait cependant plus faux, dans l’interprétation ou le commentaire, que de s’arrêter au premier degré. L’on prête à André Malraux une esquisse de grille d’interprétation applicable aux bons mots du Général : d’abord l’expression d’une pensée aboutie ; ensuite l’essai sur les autres de thèmes annonciateurs d’actions futures ; puis la provocation pour tester l’interlocuteur ; enfin la boutade ou même l’énormité. Il faut, je crois, y ajouter une autre manière qui dit beaucoup : l’énoncé d’évidences ou de tautologies. Mais la bêtise ! Où est-elle visée dans la myriade de propos réels du Général ou rapportés par des tiers sur les péripéties de la vie politique ? Il est, en plus, si difficile de définir la bêtise que des raccourcis s’imposent.
 
Cherchons-la du côté de l’espace immense qui sépare, d’un côté, l’univers de ce qui est accepté comme vrai sans discussion, l’ordre du religieux, et, de l’autre, celui qui est vérifié par la logique du raisonnement ne laissant subsister que le scientifiquement démontré, avec, entre les deux, le domaine du raisonnement partiel construit sur une information insuffisante, un jugement défectueux, qui est le plus souvent le nôtre, donc celui de l’erreur possible, et, en politique, du débat. C’est dans cet intervalle que réside l’ordre confus de la vérité partielle ou partiale, de la bêtise ou même de la sottise. Laissons le domaine de la vérité incomplète, donc discutable, qui nous concerne tous et fait l’honneur de la démocratie en créant la discussion, avec son issue acceptable qu’est l’accord négocié. Laissons aussi la bêtise comprise comme insuffisance de capacité intellectuelle pour ne viser que la sottise, la stultitia des Romains qui est plus qu’un défaut de la pensée parce que s’y greffent une insuffisance morale, une intention délibérée de nuire dont l’essence est la vanité ou même la démesure. Robert Musil (1), lors d’une conférence à Vienne sur la bêtise, la distingue de celle « probe des simples » et la qualifie d’intelligente et sophistiquée. Il nous dit qu’elle est une maladie correspondant à une harmonie inachevée entre les caprices du sentiment et un entendement incapable de les contenir. C’est le sot pédant de salon dont le vice de l’intelligence donne une certaine capacité de contrôle sur ses sentiments mais qui leur abandonne, par faiblesse et souvent mal intention, le pouvoir de gouverner sa conduite. En politique, ce sont ceux que Georges Pompidou qualifiait quelque part de « cons intelligents » ; ce sont les mots du Général écrits dans les Lettres, notes et carnets, au début des années cinquante :
 
« Il était tout hérissé de mots, comme un poisson l’est d’écailles. » Maxime Gorki
« Politiciens de l’impuissance. Radiodiffuseurs du sommeil. Stylographes de la décadence… »
 
Jean-Raymond Tournoux, dans Le Feu et la Cendre, y ajoute d’autres expressions du même type, vraies ou interprétées : « Ah ! Les pissevinaigre ! … Les pisse-froid ! …Les farfadets de l’abandon ! …Les tricheurs ! …Les fuyards professionnels ! …Les trotte-menu de la décadence ! …Les équipes du chloroforme ! …Les malades de la capitulation ! » Plus que la bêtise sont les intentions ! Plus que les individus sont les « catégories », les groupes, les « intermédiaires » ! Un paragraphe des Mémoires d’espoir décrit, tout entier, ce collectif concentrant l’expression d’une « bêtise » politique qui ne s’intéresse qu’à ses intérêts spécifiques :
« Combien, dans ces conditions, l’époque est-elle propice aux prétentions centrifuges des féodalités d’à présent : les partis, l’argent, les syndicats, la presse, aux chimères de ceux qui voudraient remplacer notre action par l’effacement international, au dénigrement corrosif de tant de milieux, affairistes, journalistiques, intellectuels, mondains, délivrés de leurs terreurs. Bref, c’est en un temps de toutes parts, sollicité par la médiocrité que je devrai agir pour la grandeur. »
Dans ses ruminations, ses exaspérations ou ses fulgurances, de Gaulle ne considérait pas, ou rarement, l’individu mais le collectif, et particulièrement l’attitude de pensée plus que son insuffisance : celle voulant nuire plus que critiquer, rabaisser plus que relativiser, douter plus qu’espérer, conserver plus que partager.
« Dans le drame célèbre de Goethe, Méphisto se présente ainsi : je suis l’esprit qui nie tout. Or en écoutant les conseils de Méphisto, l’infortuné Docteur Faust va de malheur en malheur, jusqu’à la damnation finale. Repoussant le doute, ce démon de toutes les décadences, poursuivons notre route… (2) »
Au faîte de l’exaspération du Général domine aussi ce qu’il ne faut jamais oublier, spécialement au soir de sa vie, et que Nietzsche dit si bien dans La Naissance de la tragédie : « Vous devriez apprendre à rire, mes jeunes amis. » Rire, oui ! Des autres quand il s’agit des intérêts de la France, mais aussi de lui-même. Rire avec humour, qui donne à son auteur la double distance de la lucidité sur les choses comme celle d’une certaine revanche sur les artifices de l’humaine comédie dont la bêtise politique n’est que l’une des apparences. Rire qui prend, chez de Gaulle, le double aspect de l’ironie mordante comme de cet humour doux-amer qui traîne souvent avec lui des morceaux d’humanité même si le cœur ne désarme jamais l’esprit. Choisir quelques exemples, parmi d’innombrables, fait prendre le risque de la partialité et d’une nécessaire classification, selon la chronologie ou par thèmes, l’abécédaire étant un moyen commode d’échapper au piège. Je choisis l’arbitraire en adressant les groupes, les catégories, les individus tous réduits à la sphère limitée de la vie ou de la décision politique ou publique.
Commençons par les siens, les militaires, qu’il aimait finalement assez peu : « Le capitaine prescrit… Le commandant rappelle… Le colonel regrette… Le général s’étonne… (3) » ; « Il est vrai que parfois les militaires, s’exagérant l’impuissance relative de l’intelligence, négligent à s’en servir. (4) » Lorsque le maréchal Pétain est élu à l’Académie française, de Gaulle écrit : « On s’occupe du discours du Maréchal à l’Académie. C’est pour plus tard, le plus tard possible. Il s’agit de faire l’éloge de Foch que l’autre ne pouvait pas sentir et réciproquement. (5) » Au moment où le Général s’apprête à publier La France et son armée, qui lui vaut la colère de son ancien protecteur, il écrit : « Il faut rassurer le maréchal et laisser pisser le mérinos. (6) » Durant les événements de mai 1968, alors qu’est évoquée devant lui l’hypothèse d’une intervention de l’armée pour contrer les manifestations, le Général tonne : « Quoi ? Je n’ai pas fait tirer sur Salan, sur Challe, sur Zeller, sur Jouhaud, tous plus cons les uns que les autres ! Alors pourquoi voulez-vous que je fasse tirer sur mon petit-fils qui lui est intelligent ! »
 
Les « politichiens »
Quelques expressions choisies sur les « groupes » : à Londres où il est interrogé sur les compatriotes qui étaient déjà dans la capitale anglaise mais sans s’engager à ses côtés, il aurait tonné : « Les Français de Londres ? La première moitié est à New York. L’autre s’apprête à y partir. » Ou les étudiants de Nanterre, à la fin de 1967, lorsqu’ils réclamaient de pouvoir se rendre dans les pavillons réservés aux filles : « Autrefois, les étudiants demandaient des maîtres, ils veulent aujourd’hui des maîtresses. » Ses cibles préférées sont les partis politiques. Après un débat à l’Assemblée dans les années soixante, où les députés ont défendu leur clientèle, le Général indique : « Tout Français exige de bénéficier d’un ou de plusieurs privilèges. C’est sa manière d’affirmer sa passion de l’égalité. » Dans les Lettres, notes et carnets : « Socialistes : parti du lâche soulagement. Modérés : concours à acheter, trahison à vendre. Radicaux : places ! Places ! (“Places” au pluriel, naturellement !) MRP (Mouvement républicain populaire) : enfants de chœur qui ont bu les burettes. » À la fin du Rassemblement du peuple français (RPF), en 1952, vingt-six députés, en désaccord avec la politique d’opposition systématique du Général sur la IVe République, quittent le parti. D’autres prennent leur distance en protestant néanmoins de leur fidélité. De Gaulle commente : « Et dire qu’ils me quittent sous prétexte de me porter plus vite au pouvoir ! Au train où vont les choses, ils y seront bien avant moi ! » Le 25 janvier 1950, lors d’un voyage en Côted’Or, après les poignées de main d’usage, Olivier ­Guichard va s’asseoir à l’avant de la voiture, à côté du chauffeur et de l’aide de camp. De Gaulle l’arrête et dit : « Ne vous mettez pas à trois devant, ça fait socialiste. » Sur les hommes politiques qu’il nomme les « politichiens », le discours n’est pas amène : « Un homme politique ne croit jamais ce qu’il dit ; il est étonné quand il est cru sur parole. » Sur les personnalités, croisées, alliées ou combattues : en juin 1943, au général Giraud, au terme d’une séance du Comité français de libération nationale, coprésidé par les deux personnages, et alors que celuici se plaint de n’entendre crier que « Vive de Gaulle » dans les rues d’Alger et suggère d’interdire ces manifestations qui nuiraient à l’unité de l’armée, de Gaulle répond : « En effet… Nous pourrions par exemple prendre une ordonnance enjoignant les populations de crier exclusivement : Vive le coprésident du Comité français de libération nationale à tutelle partagée et à responsabilité limitée ! » Sur le maréchal Montgomery : « Ce n’est pas un soldat, c’est un acteur. Mais il joue tellement bien la comédie du chef qu’il arrive à s’identifier à son personnage. » Au sujet de Louis Aragon : « Grand poète, bien sûr, dans La Diane française et ses autres œuvres du temps de la Résistance. Mais tout de même, du Con d’Irène aux Yeux d’Elsa, quelle trajectoire ! » Lors d’un dîner à l’Élysée avec l’abbé Fulbert Youlou, alors Premier ministre du Congo-Brazzaville, grand amateur de femmes et de boissons fortes, celui-ci demande au Général : « Je viens de m’aviser, mon général, que je ne vous ai jamais entendu en confession. – Moi non plus, monsieur l’abbé. » Sur Raymond Aron qui disait à Londres que de Gaulle n’avait aucun avenir politique : « Professeur au Figaro et journaliste au Collège de France. » Sur Louis Vallon qu’il aimait bien, il cite Ernest Renan : « C’est un homme plein de vertus. Quel dommage qu’il ait la manie de la certitude ! » (7) Et la presse, plus que les journalistes : « La coalition hostile des comités et des stylographes, si parfois elle me désoblige, ne m’atteint pas profondément. Je sais que le papier supporte tout et que le micro diffuse n’importe quoi. Je sais à quel point les mots provocants tentent les professionnels du style. (8) » Quant au journal Le Monde, qu’il appelait « l’immonde », dont il a permis la création à la Libération, le Général n’a cessé de râler contre ses articles et, selon lui, le perpétuel sentiment d’abaissement de la France que ses journalistes ne cessaient de distiller. Il avait même surnommé le directeur Hubert Beuve-Méry de « Monsieur faut qu’ça rate » ! Il recevait la première édition du journal à Colombey vers 16 h 30, apporté avec le courrier de l’Élysée, à l’heure du thé quotidien. Je me souviens d’un court commentaire, fait avec le sourire, mais désabusé, à la suite de sa lecture : « Mais pourquoi faut-il qu’ils soient si bêtes ? » Et l’humour pur. À Maurice Schumann, dans une rue de Londres, alors qu’ils sont abordés par deux Françaises qui exercent, semble-t-il, le plus vieux métier du monde, le Général, signant une photo de lui que l’une de ces dames lui tend, dit : « À madame X, qui a travaillé pour l’Entente cordiale. » Quand on évoque devant lui la possibilité de créer un poste de vice-­président, il rétorque : « J’aurais toujours l’impression de traîner ma veuve derrière moi ! »
Il reste cette manière de penser du Général, source d’évidences, toujours valides indépendamment de leur contenu, qui vont chercher leur permanence au fond de la réalité, contre les apparences, contre la bêtise. Pousser le trait jusqu’à l’extrême de ses lieux géométriques est une façon de traverser les faux-semblants et de viser, un peu, une sorte d’invariance de l’être. Parmi ces phrases, il y en a de belles : « Un homme est un homme et les traverses sont pour lui, où qu’il soit, des traverses ; les chagrins sont les chagrins ; les difficultés sont les difficultés. Mais la France est la France. (9) » « Les jeunes, évidemment, ils ne sont pas vieux. » « Ce qui reste à faire est à faire ; ce qui est fait est fait » (aux membres du bureau de l’Assemblée nationale le 15 mai 1960). Ou encore le 10 juin 1959 en province : « Votre ville, Clermont-Ferrand, est bien de son pays, je veux dire bien auvergnate, elle n’a pas tort. Elle est aussi profondément française. Elle a bien raison. » Sans oublier : « L’ennemi est l’ennemi. » Et le bien connu : « Fécamp, port de pêche et qui est appelé à le rester… » Ses contemporains se sont gaussés de ces évidences, sans comprendre qu’il y avait, derrière le truisme, le rappel d’un fondamental que l’interprétation, avec ses erreurs, voire ses bêtises, ne peut dissimuler longtemps à qui veut le voir. Après une conversation avec Winston Churchill, à Londres, autour d’un whisky, les deux hommes concluent ce que le Général rappelle dans ses Mémoires de guerre : « En fin de compte, l’Angleterre est une île, la France, le cap d’un continent, l’Amérique, un autre monde. » C’est une façon d’atteindre l’essentiel qui dépasse la pertinence d’une analyse et se livre directement à travers une boutade : « Vous verrez, Guichard, la France, dans deux cents ans, dans trois cents ans… Nous en reparlerons après ma mort ! » Oui, l’essentiel, avec humour : « Je veux que mes obsèques soient réduites à l’essentiel ! – Qu’entendez-vous par l’essentiel, mon général ? – Moi… »

1. Robert Musil, De la bêtise, Allia, 2011.
2. Charles de Gaulle, Conférence de presse du 10 août 1967, in François Goguel (dir.), Discours et
Messages, tome V, Vers le terme : janvier 1966-avril 1969, Plon, 1970.
3. Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, tome I, Robert Laffont, 2010.
4. Charles de Gaulle, La France et son armée, Perrin, 2011.
5. Charles de Gaulle, Lettre au colonel Nachin, 20 juin 1929, Lettres, notes et carnets, tome I,
Op. Cit.
6. Lettre à Daniel Rops, directeur littéraire chez Plon, Lettres, notes et carnets, op. Cit.
7. Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, tome XIII, Compléments 1924-1970, Plon, 1997.
8. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome I, Plon, 1970.
9. Discours prononcé à Cahors le 18 mai 1962, in François Goguel (dir.), Discours et messages, tome III, Plon, 1970.
Yves de Gaulle : Yves de Gaulle est haut fonctionnaire. Il est l’auteur d’Un autre regard sur mon grand-père Charles de Gaulle (Plon, 2016) et de « Ma République ». Apocryphe de Charles de Gaulle (L’Observatoire, 2019). Dernier ouvrage publié : Chevalier solitaire (Plon, 2022).

© 01.09.2024

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