Guerre en Ukraine :
« La question est de savoirquand les Etats-Unis décideront la fin de la partie »
Par Thierry
de Montbrial,
Ukraine. Le président et fondateur
de l’Institut français des relations internationales livre son analyse sur les
conséquences pour l’Europe de la guerre et de sa dépendance américaine mais
aussi sur les risques mondiaux, entre prolifération nucléaire et tensions en
Indo-Pacifique.
Sur les plans politique
et militaire, quelles leçons peut-on d’ores et déjà tirer de la guerre en
Ukraine ?
Français et Occidentaux en
général, nous nous étions, depuis plusieurs décennies, enfermés dans une sorte
d’idéologie molle : celle de la fin de l’Histoire, d’une
disparition progressive de la guerre, réduite à des conflits locaux, et éloignés de nos territoires. La guerre n’a bien sûr
jamais disparu, simplement nous ne voulions pas la voir : son usage est sans doute consubstantiel à la condition humaine elle-même. Quant à la guerre
d’Ukraine – je
dis la « guerre d’Ukraine » comme on dit la guerre de Corée, car elle a une
dimension mondiale –, elle ramène le conflit armé important près de
nous, et elle va peser sur l’avenir de l’Europe et de l’Union européenne : cette dernière risque
d’évoluer fort loin des rêves
fondateurs.
A-t-on encore les moyens
de se défendre, de faire la guerre, en France et en Europe, après plusieurs
décennies de coupes budgétaires ?
Notre défense se portait à
peu près bien jusqu’aux événements ukrainiens, dans une double référence : l’indépendance nationale, affirmée par le nucléaire
et un modèle d’« armée complète », et une certaine dépendance (voire
une dépendance certaine) vis-à-vis du protecteur américain, symbolisée entre
autres par le retour dans les commandements intégrés de l’Otan en
2007-2009. J’ajoute que, même quand nous intervenons au Sahel, nous sommes
dépendants d’une certaine compatibilité entre nos intérêts et ceux des
Etats-Unis, dans la mesure où nous avons besoin de moyens américains,
particulièrement en ce qui concerne le renseignement. Durant
la guerre froide, nous avons gardé, comme d’autres Européens, un concept
d’armée de masse, et nous pouvions mobiliser des forces importantes. Après
la chute du mur de Berlin, nous avons privilégié l’idée d’armées professionnelles
réduites, orientées vers des opérations extérieures limitées. Notre engagement
solitaire, hors Otan, dans un conflit de haute intensité, apparaît donc
aujourd’hui peu réaliste. Il faudrait pour cela complètement changer de
modèle, avec des investissements lourds et de long terme. D’autant que nos
formats militaires réduits résultent aussi de choix entre équipements de haute
technologie et volume des forces. Ce problème se pose pour la plupart des
pays européens, à la différence de la Turquie, par exemple, qui, elle, a
conservé un important volume de forces et des équipements de qualité en
nombre.
L’autonomie stratégique
et la défense européennes voulues par la France ont-elles encore de
l’avenir ?
On ne peut être ici que
prudent. Il y a eu, ces dernières années, quelque mobilisation autour de l’idée
de souveraineté stratégique européenne, mobilisation pour l’essentiel due
à Donald
Trump. La guerre d’Ukraine
change les choses. Les Européens se sont engagés aux côtés de l’Ukraine, pour
certains au nom des grands principes, de la défense du Bien contre le Mal, mais
en réalité pour tous sous la bannière dominante de l’Amérique. Et
l’enthousiasme pour l’autonomie européenne semble bien loin. Relisons le
discours du chancelier Scholz à Prague, fin août : la coopération avec la France en matière d’industrie d’armement n’y est même pas évoquée… En matière économique, la guerre d’Ukraine va dans ce même sens d’un renforcement de la
dépendance européenne vis-à-vis des Etats-Unis : qu’on pense au domaine de l’énergie !
Les nouvelles ambitions
de l’Allemagne changent-elles sa place et son poids en Europe ?
L’Allemagne n’en a sans
doute pas complètement fini avec son passé, ce qui explique au moins en partie,
sans doute, sa mobilisation derrière les Etats-Unis concernant l’Ukraine, où le
passif de la Seconde Guerre mondiale demeure lourd. En parallèle, la conception
de Berlin des rapports politiques en Europe, de la place qu’y occupe l’Union
européenne et du rôle de l’Allemagne évolue au fil des événements pour se
rapprocher, peut-être, d’une vue traditionnelle : une Europe au tropisme Nord-Est dominant – ce qui correspond au demeurant
à la zone d’influence classique allemande. On peut aussi s’interroger sur les
relations futures de l’Allemagne avec la Russie, après la guerre d’Ukraine. Il n’est pas exclu que
les deux pays retrouvent des relations étroites, traditionnelles. On assiste
sans conteste à un déplacement du centre de gravité de l’Europe en direction du
nord et de l’est, ce qui pourrait produire des tensions entre la France et
l’Allemagne. Beaucoup dépendra de nos capacités respectives à rebondir sur le
plan économique.
Vous avez parlé de
l’Union européenne comme d’un « ectoplasme en devenir »,
à la suite de la guerre d’Ukraine. Pourquoi ?
L’Union européenne détermine
chacun de ses pas en fonction du précédent et réagit à l’émotion.
Cela ne constitue pas une stratégie. Définir une stratégie, c’est
identifier un objectif atteignable, et définir le cheminement et les moyens
pour l’atteindre. Face à la guerre d’Ukraine, les Européens font deux
choses. D’une part, ils prennent une série de sanctions – sans toujours en
mesurer les effets sur eux-mêmes… D’autre part, ils agitent la perspective de
l’élargissement de l’Union. C’est ce dernier point qui me paraît le plus
préoccupant. Après la chute de l’Empire soviétique, nous avons déjà élargi trop
précipitamment. La question est aujourd’hui de savoir s’il est souhaitable, et
possible, de s’ouvrir à des pays ne respectant pas clairement tous les critères
fixés pour l’adhésion. Ce n’est pas faire insulte à l’Ukraine que
de relever que les conditions d’une adhésion à l’UE n’y sont pas réunies,
en dépit des déclarations de Mme Von der Leyen. L’Union européenne
risque de se transformer en une vague association de pays – où l’on peut penser
que l’Allemagne se trouverait peut-être à son aise… Cela pourrait poser de
graves problèmes aux pays du sud de l’Europe. Ce qui incite à en revenir à une
lecture géopolitique (c’est-à-dire suivant les idéologies relatives aux territoires)
des évolutions européennes. Et ces évolutions pourraient être surprenantes
dans les décennies à venir.
Selon vous, jusqu’où peut
aller Poutine ?
Quatre acteurs dominent les
événements actuels : l’Ukraine, bien sûr, la Russie, mais surtout les Etats-Unis et la Chine. Cela posé, tout dépend en réalité des Etats-Unis,
acteur dominant par rapport à la Russie mais aussi par rapport à la Chine,
économiquement et technologiquement. La politique étrangère américaine s’est
construite historiquement autour de deux logiques : l’une met l’accent sur
les valeurs libérales et démocratiques,
comme sous Carter ; l’autre est dominée par le réalisme,
comme sous Kissinger. L’Ukraine permet aux Américains de se réclamer des
valeurs, tout en espérant tirer un bénéfice de la situation,
le réalisme leur imposant de garder la Chine comme objectif stratégique
central. La Chine, elle, n’a clairement pas envie – pas plus que les Etats-Unis
– que la guerre d’Ukraine
se transforme en chaos
général : cela ne servirait pas ses intérêts, entre autres
économiques. La question est donc plutôt de savoir quand les Etats-Unis
décideront la fin de la partie : les Ukrainiens
font montre d’une résistance et d’une efficacité
admirables, mais ils sont très dépendants des Occidentaux, et particulièrement de
Washington. Espérons que les acteurs décisifs sauront mettre un terme au
conflit suffisamment tôt pour éviter une escalade nucléaire. Quand la fin de la
partie se profilera, ce qui est loin d’être encore le cas, il faudra regarder
les rapports de force sur le terrain. Des négociations s’ouvriront dans un
climat de type guerre froide… On peut imaginer qu’avec le contrôle d’une partie
du territoire ukrainien les Russes pourraient affirmer avoir atteint un
objectif majeur : établir une continuité
territoriale avec la Crimée. Et, même si la Russie « perd » vraiment
la guerre, restera la question de nos rapports futurs avec elle : pourra-t-elle demeurer un Etat paria, une sorte de vaste Corée du Nord ?
Question essentielle pour les décennies à venir.
Devra-t-on faire face,
dans l’avenir, à un nouveau risque de prolifération nucléaire ?
La guerre a eu pour effet indirect
de réduire les chances d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran.
Si l’Iran devenait un Etat nucléaire, cela aurait des incidences
considérables sur tout le Moyen-Orient, avec une possible relance de tensions
graves, en particulier avec la réaction d’Israël. Cela étant dit, ne
mésestimons pas l’éventuel effet stabilisateur de long terme de certaines
nucléarisations : pensons aux cas du Pakistan et de l’Inde. Plus
largement, la guerre d’Ukraine, si le nucléaire n’y est pas employé, risque de
valoriser indirectement le concept de sanctuarisation nucléaire, ce qui
pourrait constituer une incitation à la nucléarisation d’autres acteurs. Et les
institutions multilatérales apparaissent aujourd’hui bien faibles pour
s’opposer à une telle tentation.
La question de Taïwan
pourrait-elle conduire à un affrontement direct entre Pékin et
Washington ?
Concernant Taïwan, le
concept américain dit d’« ambiguïté stratégique » tient toujours.
Si Joe
Biden parle parfois ouvertement
d’une intervention américaine pour défendre l’île, son administration n’est
pas aussi affirmative. D’un autre côté, attaquer une île pose des problèmes
autrement complexes qu’une offensive terrestre en continuité territoriale.
Je ne crois guère que l’on se réveille un jour prochain au bruit d’une
offensive militaire chinoise contre Taïwan. Mais la Chine sait mener
d’autres types de guerre, ce que l’on nomme aujourd’hui « guerres
hybrides », associant des manœuvres conventionnelles, de désinformation,
de cyberattaque, etc. On a vu à Hongkong la capacité des Chinois à avancer
avec constance pour en arriver à leurs fins. Etant entendu que cela devrait
prendre beaucoup plus de temps dans le cas de Taïwan. Mais la guerre d’Ukraine
doit inciter les Chinois à réfléchir sur les méthodes à employer, sans
aucun doute.
Le monde va-t-il dans la
direction d’une déglobalisation ?
La question ne se pose sans
doute pas en ces termes. On assistera vraisemblablement à une déconnexion
partielle des économies. Et, concernant la Chine, Pékin veut récupérer des
marges d’indépendance nationale sur tous les nœuds stratégiques, en
particulier sur le plan technologique. La Chine est aujourd’hui très
dépendante du commerce mondial et des Etats-Unis. Les restrictions imposées par
la politique zéro Covid symbolisent et présagent à la fois ce qui sera demain
un relatif renfermement.
Assiste-t-on à la fin de
l’ordre établi depuis la fin de la guerre froide, et cela oblige-t-il à revoir
les institutions multilatérales ?
Une gouvernance mondiale
minimale est indispensable, aussi longtemps que la démondialisation n’est pas
poussée à son maximum. Mais les institutions de cette gouvernance doivent être
adaptées à la situation nouvelle. La présence affirmée de
la Chine dans plusieurs de ces institutions a déjà amorcé leur
transformation, de toute évidence nécessaire :
pensons, pour les organisations spécialisées, aux limites évidentes
de l’OMS durant la crise de la Covid, pensons aussi au
blocage du Conseil de sécurité et aux interminables débats sur sa réforme.
Propos recueillis par Delphine Tillaux
© 01.11.2022