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Par Marie-France Réveillard
Alain Juillet :
« Le système militaire occidental ne fonctionne pas en Afrique »
Par Marie-France Réveillard
Ancien directeur du renseignement à la DGSE, Alain Juillet est aujourd'hui consultant en intelligence économique au sein du Cabinet Orrick. (Crédits : DR) Ancien directeur du renseignement à la DGSE, Alain Juillet décrypte pour La Tribune Afrique les relations entre la France et le continent. Entre développement et sécurité en Afrique, en passant par la nomination de Louise Mushikiwabo à la tête à la Francophonie. Analyse d'une France qui décroche.
La Tribune Afrique - Que représente l'intelligence économique en Afrique aujourd'hui ?
Alain Juillet - Il existe plusieurs acteurs qui développent la discipline, comme Amath Soumaré au Sénégal par exemple. Mais globalement, elle reste extrêmement faible aujourd'hui. L'année dernière, je participais à un colloque au sud du Maroc, à Dakhla sur l'IE en Afrique.
Nous n'étions que trois Européens parmi une centaine d'intervenants africains qui se découvraient : c'était passionnant et selon moi, l'intelligence économique est appelée à se développer rapidement sur le Continent.
Comment s'organisent les grands acteurs internationaux en matière d'Intelligence Economique en Afrique ?
Les grands acteurs comme la Chine ou les Etats-Unis réalisent leurs études chez eux, avant de dépêcher une équipe sur le terrain, qui suit une feuille de route bien précise. Ils sont efficaces, mais n'arrivent pas à s'implanter en symbiose avec les habitants. Ils n'ont pratiquement pas de lien avec les populations, car cela ne les intéresse pas, ce qui est grave. Car en Afrique pour être efficace, il faut échanger.
Quel regard portez-vous sur l'AFRICOM, créée après le 11 septembre 2001 pour conduire des activités militaires en Afrique et renforcer la part des importations américaines ?
AFRICOM est efficace au niveau militaire avec une limite : le système militaire occidental ne fonctionne pas en Afrique. Il n'y a qu'à voir les problèmes que rencontrent les Français au Mali ! Les Français savent pourtant s'adapter par nature, mais ne vont pas jusqu'au bout des choses. On lutte contre les jihadistes et après que fait-on ? Si les gens font la guerre, il y a une raison. Au Mali par exemple, le pouvoir qui devrait appartenir aux gens du nord a été confisqué par les gens du sud. Il est évident que les gens du nord le vivent mal.
Vous pensez donc qu'il faille reconnaître l'indépendance de l'Azawad ?
Je ne crois pas aux indépendances mais je crois aux autonomies. Il faudrait au moins une autonomie régionale. On règlerait ainsi le problème au niveau du Mali et du Niger.
Tracer les mouvements financiers des réseaux terroristes sahéliens ne serait-il pas plus efficace que de mener des actions militaires sur un territoire grand comme l'Europe ?
Probablement... De façon générale, les Français ne veulent surtout pas que les Africains pensent que l'on cherche à les recoloniser. On a donc tendance à dire : « Ne faisons rien ! ». Néanmoins, il faut bien aider les pays en développement. La deuxième option est d'encourager les Africains à prendre les rênes des pays. Se pose alors un autre problème car il ne faut pas que cela soit interpréter comme la volonté des Français d'imposer un dirigeant.
Pourtant, force est de constater que chaque grande puissance soutient encore le « leader » de son choix...
Je suis d'accord, mais ce n'est indiscutablement pas la bonne solution. C'est celle qui est choisie quand on n'en a pas d'autre. Mais aujourd'hui, il faut que les pays prennent leur envol... Un étranger en Afrique doit nouer des relations avec les communautés qui représentent le cœur du Continent. Si vous n'en tenez aucun compte et que vous cherchez à imposer votre propre vision, parce que c'était ainsi depuis 200 ans, cela ne marchera pas : c'est fini depuis un moment !
Lire aussi : L'esprit de solidarité, ingrédient manquant aux politiques de soutien à l'international ? [Tribune]
Pas si longtemps, au regard de l'intervention française de 2011 en Côte d'Ivoire...
L'intervention de l'armée française pour faire partir le président Gbagbo n'est pas normale. Si j'en crois ce qui se dit, on parle de plus en plus à La Haye de relâcher Laurent Gbagbo pour manque de preuves. Vous vous rendez compte de la responsabilité française de l'avoir fait mettre en prison à la Cour Pénale Internationale (CPI) pour placer quelqu'un d'autre si, en fin de compte, il n'est pas coupable ?
Comment interprétez-vous la stratégie française sur le Continent ?
Dans la partie francophone, l'Hexagone a longtemps été le leader incontesté. Mais depuis 20 ans, la France se retire de l'Afrique et cela me fait vraiment mal au cœur, car cela se passe au moment où le Continent commence à avoir les moyens de sa croissance et de son développement. Nous avons été là pendant toute une période difficile et nous partons au moment où cela devient intéressant et rentable. C'est absurde!
Entre retrait progressif de l'ancien pré-carré et présence militaire de plus en plus mal perçue par les populations locales , Emmanuel Macron incarne-t-il un « new deal » africain ?
Une présence militaire mal perçue ; et pour cause ! Pour le reste, je suis toujours frappé de voir combien les populations, dans pratiquement tous les pays africains, « aiment » les Français, car ils sont l'un des seuls peuples à se mélanger à la population. Lorsqu'ils arrivent quelque part, trois jours plus tard, ils partagent la cuisine locale avec les habitants contrairement aux Américains qui ne mangeront pas un produit non validé par les Etats-Unis, pas davantage que les Chinois qui restent entre eux. Quelle que soit la politique engagée, les Français bénéficient encore de facilités sur le Continent.
Le « soft power » français en Afrique repose largement sur l'usage de la langue de Molière. Comment interprétez-vous la nomination de Louise Mushikiwabo à la tête de la Francophonie ?
C'est de la politique pure. Il n'y a aucune raison de nommer à la tête de la Francophonie quelqu'un qui parle anglais et qui, pour des raisons que l'on peut comprendre, « crache » sur la France en permanence. Je pense que c'est aberrant ! Il y avait une cinquantaine de personnes dans la Francophonie qui pouvaient nous représenter beaucoup mieux. Sans remettre en cause les qualités de cette diplomate très efficace, il ne faut quand même pas oublier qu'elle vient d'un pays où le français n'est plus une langue nationale. Il y a là un problème que je ne comprends pas.
Deux jours plus tard, la France abandonnait toute poursuite concernant le crash de l'avion transportant les présidents rwandais et burundais en 1994. Est-ce un nouveau signe en direction de Paul Kagamé ?
Justement, tout cela me paraît très grave. Les Africains aussi aiment la justice et ne sont pas dupes...
La nature ayant horreur du vide, par quels acteurs les Français ont-ils été remplacés ?
Si les Français se sont retirés, les gens qui sont « dans le coup » ne font plus rien. Cela pose un vrai problème. Je suis frappé par ce qui se passe en Ituri depuis 15 ans ! Souvenez-vous du Katanga où il y a toujours eu des tensions dues aux compagnies minières sur la zone des frontières. Quand vous voyez aujourd'hui tous ces mouvements d'opposition à l'Etat congolais, les camions qui passent chargés de matières premières, de métaux stratégiques et qui repartent au Rwanda notamment, on ne respecte pas les règles de souveraineté d'un pays.
Il fallait faire tomber Kadhafi. Il ne plaisait plus sans doute...
Dans l'une de vos déclarations à Paris Match en 2016, vous expliquiez qu'en matière d'IE, les victimes étaient des chômeurs et des sites de production fermés. Pourtant, les milices en République Démocratique du Congo (RDC) sont armées par des multinationales et provoquent des morts, pas uniquement des chômeurs...
Effectivement. Des compagnies minières imposent leurs règles et spolient la RDC pour pouvoir vendre ces fameuses matières premières à l'étranger, aidés par des pays limitrophes (Ouganda et Rwanda notamment, NDLR). Cela me paraît insupportable. Il faudrait que les Etats disent « stop » ! Mais qui va se battre contre les grandes sociétés minières ou pétrolières ?
Le cas libyen est-il un cas d'école en termes de guerre économique ?
A mon sens, il s'agit avant tout d'une question politique. C'est un désastre parce qu'on a traité un problème militaire, sans appréhender le problème économique.
La dimension politique pouvait-elle s'abstraire de la question migratoire et de la déstabilisation régionale prévue par tous les experts en géopolitique ?
La France connaît de moins en moins les réalités africaines... Au niveau de la Libye, le facteur économique était marginal par rapport à la dimension politique, selon moi. Dès le départ la volonté de la France était claire : il fallait faire tomber Kadhafi. Il ne plaisait plus sans doute...
Quel est le rôle des sociétés privées, comme G4S, qui disposent d'une multitude d'informations très précises sur l'activité économique du continent?
Nous avons besoin de ces sociétés pour assurer la sécurité des sites. Les employés des sociétés militaires privées ont accès à tout... Il faut qu'on arrive à reconstituer ce qu'il se passe de l'extérieur et nous avons un vrai problème, car nous n'avons pas le financement pour aller chercher l'information.
Toutefois, ceux qui protègent les sites d'attaques éventuelles ne font pas de calculs d'ingénieurs, même s'ils ont des contacts partout et sont capables de vous dire très précisément à l'avance, ce qu'il va arriver. G4S par exemple, est l'une des plus grosses sociétés de sécurité intégrée, qui a travaillé en Irak où il y a eu de gros problèmes... Elle se recentre sur l'Afrique mais pourquoi pas ? Les sociétés militaires privées ne me dérangent pas, à condition qu'il y ait des règles.
Quel regard portez-vous sur les écoutes téléphoniques israéliennes qui quadrillent une bonne partie du Continent ?
Les Israéliens sont présents dans la Corne de l'Afrique depuis très longtemps, avec la présence des Falashas en Ethiopie. Les soldats israéliens ne sont pas plus efficaces que les soldats français mais il est vrai qu'ils ont vendu leur système d'écoute un peu partout. Il existe donc un risque de pression extérieure.
Dans un certain nombre d'Etats africains, les groupes privés sont devenus si importants qu'ils représentent un « Etat dans l'Etat » comme le groupe singapourien Olam au Gabon : qui décide d'Ali Bongo ou de Gagan Gupta ? (Entretien réalisé avant les révélations sur la santé du président gabonais)
(Long silence). Pas évident. C'est valable dans d'autres pays...
Le problème des dirigeants est la manière par laquelle ils sont arrivés au pouvoir car selon leur formation et leur sensibilité, ils produiront des résultats très différents. Tous les scénarios sont possibles.
Y compris le renvoi manu militari de Veolia du Gabon en février dernier ? (Un accord amiable a été conclu depuis .ndlr)
Précisément... Mais il y a aussi l'exemple de l'Angola où le président Dos Santos, qui disposait de pétrole, a fait construire des autoroutes pénétrantes au niveau régional. Les Angolais ont développé leur chemin de fer, installé un port en eaux profondes et un aéroport international ; des initiatives que la plupart des pays voisins n'ont pas fait alors qu'ils avaient également des ressources importantes. Tôt ou tard, l'Angola récupèrera le fruit de ces investissements car Dos Santos a pensé à l'avenir de son pays. Cela me rappelle le roi du Maroc, feu Hassan II, qui déclarait : « Si vous voulez régler le problème des migrants, construisez des usines dans les pays de départ ». C'est du bon sens !
© 08.03.2019