CEVIPOF : DES FRANÇAIS DÉFIANTS, MAIS PAS SI RÉSIGNÉS
Alors, ce « monde
nouveau », annoncé par toutes les gazettes après les élections de mai
dernier en France, est-il advenu ? Les Français ont-il retrouvé confiance
dans leur système politique, dans les hommes qui l’incarnent, dans leurs
institutions – et dans ceux qui l’informent ? Quelque chose a t-il changé qui
permette de célébrer l’enterrement de « l’ancien monde » ?
Nous attendions avec
impatience la dernière étude du CEVIPOF, parce que le centre de recherches
politiques de Sciences Po, associé au CNRS, a l’avantage d’une vue sur la
durée : il publie en effet chaque année depuis 2009 un baromètre de la
confiance politique dont la neuvième vague vient de paraître. Les résultats
sont à la disposition de tout un chacun (1). Avec les précautions
d’usage : la marge d’erreur se situe entre 1 et 2,2% sur un échantillon de
plus de 2000 personnes interrogées en ligne du 13 au 26 décembre 2017. Et notre
première réaction en feuilletant l’étude, bien illustrée de courbes en couleur,
est à la surprise : rien n’a changé, rien, vraiment.
« La défiance vis-à-vis du fonctionnement de
la démocratie augmente nettement » (2). La page illustrée de
graphiques est éloquente. De fait, si un Français sur deux seulement
considérait en 2011 que la démocratie fonctionnait bien ou plutôt bien, ce qui
pouvait inquiéter, deux sur trois (72,5%) avaient retrouvé le moral en janvier 2016.
Depuis, la courbe dégringole. Elle perd d’ailleurs 8,6 points entre janvier
2017 et janvier 2018 pour atteindre 62,3%. Et l’opinion des sondés ne change
guère sur un point : huit sur dix (82,5%) pensent que les responsables
politiques ne se préoccupent peu ou pas du tout d’eux. Pour autant se
désintéressent-ils de la politique ? Pour un sur deux ou quasiment
(47,8%), c’est fait, trois point de plus qu’en 2011 – et qu’en 2017. « Les périodes pré-présidentielles (2011 et
2016) présentent de relatifs sursauts d’intérêt ». Et encore, très
intéressant pour le coup, par rapport aux offres politiques : « on observe une poursuite de l’érosion des
positionnements à gauche ou à droite depuis plusieurs années pour atteindre des
minima en 2017 : 18% se situent à gauche (moins huit points depuis 2009),
19% se situent à droite (moins quatre points) ». Les positionnements
aux extrêmes diminuent aussi depuis 2015.
Et pourtant, en démenti
à tous les commentateurs qui voient l’avènement d’un centrisme fédérateur sur
le modèle Giscard d’Estaing : « Le
positionnement centriste quant à lui ne profite pas de l’élection d’Emmanuel
Macron ». 13% se déclaraient au centre en 2011, 11% en 2017, 10,9% en
2018. Les chiffres montrent une autre envolée : « le positionnement ni à gauche ni à droite
continue de s’accentuer depuis 2012 » - nous en sommes à 34,4% en 2018
contre 25,5% en 2012. Ce qui ne veut nullement dire que les sondés se sentent
« en même temps » à droite et à gauche. « En 2017, la possibilité de se positionner à la fois à droite et à
gauche a été proposée aux répondants et a été choisie par 4% d’entre eux ».
Voilà un canard abattu en plein vol. 4%, c’est très près du score de l’extrême
gauche en 2018 (4,3%).
Bien. Admettons que
les Français fassent le constat que ce qu’on leur propose ne leur convient pas
aujourd’hui. Mais ont-ils le sentiment que, pour les trois ans qui viennent au
moins, gauche et droite peuvent apporter des solutions ? Non. Et ça
s’aggrave en 2018 (3). En 2011, ils étaient 15% à avoir confiance dans la
gauche – avec une remontée spectaculaire à 27,3% en 2013. Mais ils ne sont plus
que 12% en 2018, une chute de 2,6 points sur 2017. A droite ? Guère
mieux : 22,9% en 2011, 15,3% en 2018, en chute de 6 points sur 2017. En
revanche, les pourcentages de ceux qui ne font confiance ni à la droite ni à la
gauche s’envolent : 69% cette année, six points de plus qu’en janvier
2017. Maussades, les Français - et leur confiance dans les responsables de
leurs institutions s’en ressent. Des plus appréciés traditionnellement, leurs
maires, aux moins aimés, leurs députés, tout le monde s’écroule. Les maires
perdent près de dix points depuis 2011 (de 66,6% à 55,8) en recul encore sur
2017 (9,7 points). Les députés, qui étaient appréciés en 2011 par la quasi
moitié des Français, ne trouvent plus qu’un gros tiers (35,1%) pour leur faire
confiance. Et les dernières législatives n’ont rien arrangé : nos élus du
« monde nouveau » ont perdu plus de 9 points sur 2017. Ils occupent
la dernière place, après les conseillers généraux ou départementaux, à peine
au-dessus des députés européens (25,9%). Un score, un désamour, qui devraient
poser question. Ajoutons que le gouvernement gagne péniblement 2 points sur
2017 (30%), que l’Assemblée nationale en perd logiquement treize (29%), le
Sénat quinze (29%), l’Union européenne six (32%). Avec une surprise, tout de
même : l’institution présidentielle elle-même perd un point (33%). En
corrélation avec le taux de participation au second tour de la présidentielle,
certes élevé, près de 75%, mais le plus mauvais de la Ve République ? Emmanuel
Macron gagne, pour lui, onze points sur son prédécesseur (36%), François
Hollande, en forte disgrâce en fin de mandat.
Même constat pour les
institutions auxquelles les Français sont traditionnellement attachés – nous y cherchions
pourtant une raison d’optimisme : les hôpitaux gardent la corde, (84,4% de
confiance en 2011, 76,8 en 2018) bien qu’en baisse de plus de 7 points. La
police est en hausse de 8 points sur 2011, mais en chute de près de 6 points
sur 2017 (72,4 contre 78,3). Et l’armée ? L’armée visible dans les rues,
l’armée qui les protège ? Elle perd sept points sur 2017, plébiscitée à
75% tout de même. La Sécurité sociale elle-même, objet de toutes les
inquiétudes pendant la présidentielle, perd six points (61%) sur 2017. Quant au
reste, la bérézina se confirme : de l’église catholique (moins 7 points,
43%), aux grandes entreprises publiques et privées (42 et 40%, moins 4 et 3
points), des syndicats aux banques (27% pour chacun, moins trois et moins deux
points). La Justice échappe au désamour – si l’on peut dire : elle reste à
l’étale à 44%. L’école – l’avenir des enfant – est en berne : elle perd
huit points sur 2012 avec 65%. Et qu’on ne nous dise pas que la « société
civile », représentée par les associations, va sauver le monde :
elles chutent, à 63% de quatre point sur 2017 et de six points sur 2012.
Puis il y a les
derniers, les honteux : les médias (24%, à l’étale, 1% seulement leur font
« tout à fait confiance ») et les partis politiques, qui atteignent
l’abîme : 9% de confiance, moins 2 points sur 2017 – moins d’un Français
sur dix ! Avec un corollaire déshonorant : 71% des sondés estiment
que « les élus et les dirigeants
politiques français sont plutôt corrompus » (p. 55 de l’étude (1)). Notons que l’ensemble des médias commente très peu
l’étude : et ne parle en aucun cas, même en cherchant bien, du score
désastreux que la presse réalise auprès des Français. Avant de consulter
les commentaires, ajoutons que nous regrettons l’absence d’un item
« sondeurs » ou « instituts de sondage ». Le résultat ne
manquerait pas d’intérêt. Une pudeur de gazelle pour la profession ?
Mais voyons : bien
qu’elles s’intéressent plus à l’aspect politicien de l’enquête (de nombreuses
pages de l’étude (1) sont consacrées à l’image des hommes politiques, au sort
fluctuant), quelques analyses débusquent des ambiguïtés qui peuvent être
pérennes. Pour Bruno Cautrès, chercheur CNRS au CEVIPOF, dont la courte vidéo
est donnée par les Echos (4), « On
ne constate pas pour le moment ce choc de confiance dont Emmanuel Macron pense
être le vecteur ». De plus, si les Français sont sensibles aux
promesses tenues (+ 6 points), « le grand
message d'Emmanuel Macron - je fais ce que j'ai dit - est loin d'être capté par
l'ensemble des Français ». Leur rapport à la politique reste un rapport « de doute, un rapport de méfiance, voire un
rapport de dégoût ». Pour Pascal Perrineau (4), professeur à Sciences
Po, « Macron a été l’expression
de la méfiance politique, mais il n’a pas su, depuis le mois de juin recréer de
manière massive, et peut-être était-ce impossible, une nouvelle confiance
politique ». Elle s’est « recréée
uniquement autour de lui, mais elle n’irrigue pas le tissu des institutions
locales, le tissu des grandes institutions nationales (…) ».
Pourquoi ? Peut-être parce que le nouveau président « entretien une défiance qui l’a portée au
pouvoir » en critiquant par exemple les corps intermédiaires
(syndicats, etc.) ou les institutions locales. Au fond, commente Isabelle Ficek
pour les Echos, « hormis l’exécutif, le niveau de confiance
dans toutes les fonctions et institutions politiques chute, y compris dans
celles de proximité (…). Une chute que le Cevipof
explique, après une année d'élection, par une distance plus forte, mais aussi
par « le discours ambigu »
d'Emmanuel Macron sur l'« ancien
monde », sur des politiques qui ne suivraient pas leur programme
après l'élection, sur des réformes non faites depuis des années. Une chute,
également, entraînée par le bouleversement politique de cette élection, des
oppositions déboussolées, une perte de repères, des angoisses non levées sur
l'avenir ». Des angoisses, certes.
Mais à y bien regarder, les Français râlent mais ne se résignent pas : par
le vote (61% en hausse d’un point) ou autrement, ils savent jouer au
chamboule-tout. Pour eux, à 57%, la politique n’est pas une affaire de
spécialistes : c’est la leur.
Concluons avec Anne
Muxel (5), chercheuse pour le CEVIPOF, et avec son analyse des plus jeunes –
de notre avenir, donc : « N’ayant
connu que les crises sociale, économique, politique, qui taraudent la société
française depuis une bonne trentaine d’années, les jeunes Français sont de fait
porteurs d’une défiance globale qui déborde leur génération. Ils l’ont intégrée
à nombre de leurs discours et leurs comportements en témoignent, entre
indifférence et radicalité ». Pourquoi dans ces conditions
titre-t-elle sa note « un fragile
retour de la confiance dans les jeunes générations » ?
Parce qu’ils
pratiquent, en dépit de tout, « une
gestion optimiste de l’incertitude ». Et nous le ferons avec eux.
Notes :
(1) CEVIPOF, Janvier 2018, Baromètre de la confiance politique, vague 9 http://www.cevipof.com/rtefiles/File/noterech08/Barometre_confiance_en_politique_vague9.pdf
(2) CEVIPOF, janvier 2018, Flora Chanvril, mathématicienne responsable des études statistiques, L’état de la démocratie (2009-2017) http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politiquedu-cevipof/tendances/Étatdespritetdemocratie/
(3) CEVIPOF, janvier 2018, Flora Chanvril, Les cercles de la confiance (2009-2017) http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politiquedu-cevipof/tendances/confiances/
(4) Les Echos, le 29 janvier 2018, Isabelle Ficek, Baromètre de la confiance politique : un léger effet Macron dans un océan de défiance https://www.lesechos.fr/politiquesociete/politique/0301211461325-barometre-de-la-confiancepolitique-un-leger-effet-macron-dans-un-ocean-de-defiance2148980.php#xtor=EPR-8-[18_heures]-20180129-[Prov_]1050526
(5) CEVIPOF, janvier 2018, Anne Muxel, Un fragile retour de la confiance dans les jeunes générations http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politiquedu-cevipof/rapports/fragile/