Laïcité : Modèle français contre
modèle américain
par Paul KLOBOUKOFF,
Pleine de vertus, la définition officielle de la laïcité manque un peu de clarté
À la question, « Qu’est-ce que la laïcité ? », revenue d’actualité… en grande partie par les soins du gouvernement (avec son Comité interministériel de la laïcité), celui-ci n’apporte pas vraiment une réponse claire et précise sur son site « de référence sur le principe de laïcité » (1). Il en énumère, non sans redondances, des vertus (présumées ou attendues), à commencer par les garanties [PAR LA REPUBLIQUE] de : - la liberté de conscience, dont découlerait « la liberté de manifester ses croyances ou convictions dans les limites du respect de l’ordre public ». « La laïcité implique la neutralité de l’Etat et impose l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou de conviction » ; - « la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions aux croyants et aux non-croyants », du « droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir » ; - du « libre exercice des cultes et de la liberté de religion ». « Personne ne peut être contraint au respect de dogmes ou prescriptions religieuses ».
« La laïcité implique la séparation de l’Etat et des organisations religieuses ». « L’ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l’Etat - qui ne reconnait et ne salarie aucun culte - ne régit pas le fonctionnement interne des organisations religieuses »… « La République laïque impose ainsi l’égalité des citoyens face à l’administration et au service public quelles que soient leurs convictions ou croyances ».
« La laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres, mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public ».
A la suite de ces objectifs (assignés aux gouvernants), et/ou de ces vœux, qu’on ne saurait qualifier de pieux, sous l’intitulé « Comprendre la laïcité » sont présentés trois éléments clés ayant jalonné le parcours de la laïcité : - la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui stipule « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » ; - la loi de séparation des églises et de l’Etat de 1905, dont l’article 1 stipule « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».
Cette loi indique aussi que « La République ne salarie ni ne subventionne aucun culte » ; - la Constitution française du 4 octobre 1958, qui proclame que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
Ordre public et laïcité : une pléthore de règles pour neutraliser l’Eglise catholique
En droit administratif français, « l’ordre public représente l’ensemble des règles obligatoires qui touchent à l’organisation de la Nation, à l’économie, à la sécurité, à la paix publique, à la santé, à la morale et aux droits et libertés essentielles de chaque individu » (2).
Ce sont les règles jugées indispensables à la vie en société auxquelles nul ne peut déroger. Un très vaste éventail, évolutif de surcroît, assorti de sanctions de nature à décourager les velléités d’irrespect et à faire attention de ne pas porter atteinte à la laïcité sans s’en rendre compte, par inadvertance. Il en a sans doute d’autant mieux rempli les missions envers l’Eglise catholique et les pratiquants qui lui ont été confiées.
La promotion de la laïcité a visé à réduire l’influence de l’Eglise catholique, son emprise jugée excessive et/ou néfaste sur la population, ainsi qu’à l’écarter de la scène politique afin de réserver celle-ci aux seuls citoyens… puis, à partir du début du vingtième siècle, aux partis politiques. Le but poursuivi a été atteint progressivement. L’Eglise catholique est entrée pleinement dans l’Ordre républicain. Elle ne « se mêle plus de la politique ». Depuis le début des années 1960, nous n’avons plus vu les coiffures à cornettes de religieuses. Les tenues vestimentaires des ecclésiastiques se sont « sécularisées ». En dehors des cérémonies religieuses, les signes extérieurs de connotation religieuse sont devenus très discrets. Pas seulement chez les serviteurs de l’Eglise, chez nombre de croyants également.
Dans les calendriers scolaires des 4 zones (3), les vacances de Pâques ont cédé la place à des vacances de printemps. Mais le « ménage » n’a pas été complètement fait puisque survivent des vacances de la Toussaint et des vacances de Noël. Il est vrai qu’à Noël il est mal vu d’installer des crèches dans les mairies. Ce sont de petites choses. Contribuent-elles à grandir la laïcité
Perte d’influence de l’Eglise catholique doublée de la chute du nombre de croyants
D’un autre côté, il faut observer [se réjouir ou déplorer ?] qu’au fil des ans le nombre de croyants (pas seulement des catholiques) a considérablement diminué : de 56% en 2011 à 49% en 2021, puis à 44% en 2023, selon un sondage du début avril, cité parlepoint.fr (4).
La chute est brutale, particulièrement pendant les deux ans de 2019 à 2021. Parmi les jeunes de 18 à 24 ans, seulement 36% sont croyants
Ces estimations ne sont pas en contradiction avec celles plus détaillées fournies par l’Insee dans son analyse publiée le 30 mars 2023 « La diversité religieuse en France : transmissions intergénérationnelles et pratiques selon les origines » (5). Il en ressort notamment qu’en 2019-2020 : - 49% des personnes de 18 à 59 ans se déclarent « affiliées » à une religion, dont 29% de catholiques, 9% d’autres chrétiens et 10% de musulmans ; - 81% des immigrés arrivés après 16 ans sont affiliés, contre 42% des non immigrés ; - seulement 15% des catholiques pratiquent une prière hebdomadaire, pour 31% des autres chrétiens, contre 58% des musulmans ; - les pourcentages de transmission religieuse des parents à leurs enfants sont de 67% chez les catholiques, de 69 % chez les autres chrétiens, de 84% chez les juifs et de 91% chez les musulmans.
D’après ces données ; - le pourcentage de musulmans dans la population est devenu important, de l’ordre de 10%, et continue de croître ; - celui des musulmans parmi les croyants, lui, est estimé à un peu plus de 20% ; - les musulmans pratiquent leur religion plus assidument que les adeptes des autres religions.
Loi « séparatisme » contre trop d’entorses graves de musulmans à la laïcité
Ce ne sont pas les seuls griefs que les défenseurs de la laïcité peuvent adresser à des musulmans. Notre ministre de l’Education et nos médias se sont fait l’écho des nombreuses atteintes à la laïcité en milieu scolaire. Plusieurs centaines par mois ont été rapportées en 2022-2023, avec des pointes élevées en période de ramadan. Nombre de musulmans en France placent les lois de leur religion au dessus de celles de la République. Le séparatisme communautaire, la malveillance et l’usage de la violence ont « progressé ».
L’assassinat suivi de la décapitation de l’enseignant Samuel Patty près de Conflans- Sainte-Honorine le 16 octobre 2020 a profondément choqué les Français et a incité le gouvernement à faire adopter la « Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ». Vie publique en a exposé les mesures (6). La loi vise à : - renforcer la laïcité et la neutralité des services publics ; - soumettre les associations à un nouveau contrat d’engagement républicain, condition requise pour bénéficier de subventions ; - créer un nouveau délit face à la haine en ligne, avec des sanctions durcies ; - mieux encadrer l’instruction des enfants en famille et dans les écoles privées sous contrat ; - protéger les femmes et leur assurer une égalité des droits.
La loi séparatisme modifie la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat en renforçant : - le contrôle des associations cultuelles et des lieux de culte (des mosquées) ; - la police des cultes et les peines en cas de « provocation à la discrimination, à la violence ou à la haine commise par un ministre des cultes » ; - les sanctions contre la tenue de réunions politiques dans les lieux de culte.
Cette loi officialise le tournant pris par les Autorités (depuis plusieurs années déjà) dans le combat pour la défense de la laïcité. Après l’Eglise catholique et ses pratiquants, c’est au tour de l’islamisation de la société d’être dans la ligne de mire.
Et remporter la victoire, ou même maintenir le statu quo est une autre paire de manches, pour le ministre de l’Intérieur Darmanin et celui de la Justice, Dupont-Moretti, en particulier, qui se trouvent nécessairement en première ligne.
La loi séparatisme provoque des inquiétudes à l’étranger sur la laïcité en France
Dès sa présentation au Conseil des ministres le 9 décembre 2020, le projet de loi « confortant les principes républicains » n’est pas passé inaperçu aux quatre coins du globe et a provoqué des réactions pour le moins mitigées. En témoigne un article publié le jour même sur francetvinfo.fr intitulé « Comment la laïcité française est perçue aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Israël ? » (7). La réponse est : mal.
Aux Etats-Unis, Samuel Brownback, nommé par le président Trump émissaire des Etats-Unis pour la liberté religieuse, s’est inquiété de la situation en France et a affirmé : « Le rôle du gouvernement est de protéger la liberté religieuse. Si l’on est trop répressif, alors la situation peut s’aggraver. Il faut un dialogue constructif ». « Comme un message aux musulmans de France, si vous pratiquez votre foi pacifiquement, alors vous êtes dans votre bon droit ».
Il est visible que les Américains voient les choses de loin… et n’ont pas la même conception de la laïcité que nos dirigeants. Des journaux, comme le New York Times (NYT) ont aussi critiqué la politique de notre gouvernement. Piqué au vif. Macron avait appelé le NYT pour se justifier. Il avait aussi publié une tribune dans le Financial Times. Nos médias ont été discrets sur cet épisode peu glorieux.
En Israël, pays communautarisé, les religions sont omniprésentes dans l’espace public, dans l’enseignement ou la politique. Nous sommes loin de la laïcité française. Du côté palestinien, où il y a une minorité chrétienne, la religion, profondément enracinée, est très présente. En Cisjordanie, des affiches Anti-Macron avaient répondu aux caricatures de Mahomet.
Au Royaume-Uni, il n’y a pas de séparation entre l’Eglise et l’Etat. Le 6 mai 2023, le couronnement du roi Charles III en l’Abbaye de Westminster par l’archevêque de Canterbury nous l’a encore montré. Le roi est à la tête de l’église anglicane et 26 sièges de la Chambre de Lords sont réservés aux évêques. L’incompréhension et la méfiance dominent envers la laïcité, qui est perçue comme un outil de répression.
La laïcité accusée de diviser la communauté nationale
La tribune publiée par lemonde.fr le 11 décembre 2020 et rédigée par un enseignant-chercheur en droit public de l’Université catholique de Lyon et intitulée « La laïcité est un totem devenu fragile qui, au lieu de rassembler la communauté nationale, en vient à la diviser » (5).montre que l’orientation prise n’est pas appréciée par tous les chrétiens. Pour l’auteur, « la laïcité est encore aujourd’hui assimilée à ce qu’elle n’a jamais été ». « En aucun cas elle n’impose que les religions ne soient cantonnées aux seuls espaces familiaux ou cultuels.
Pourtant, un Français sur deux pense que « la laïcité interdit d’exprimer sa religion en public », que « l’obligation de neutralité s’impose au sein des entreprises privées », ou que « les manifestations religieuses dans les rues ne peuvent être autorisées ». L’auteur se réfère ici à « Etat des lieux de la laïcité en France », une étude réalisée par ViaVoice pour l’Observatoire de la laïcité en janvier 2020.
Si, effectivement, les Français se fourvoient ainsi, c’est sans doute en raison de la présentation qui a été faite de la laïcité de façon insistante.
Mise à toutes les sauces, la laïcité devient incompréhensible
Né le 12 janvier 1943, Jean-Louis Bianco (JLB) a eu une carrière politique brillante. De 1982 à 1991, il a été secrétaire général de François Mitterrand à la présidence de la République. Lors de la création de l’Observatoire de la laïcité en avril 2013, François Hollande étant président de la République, Bianco en est devenu président. Il a exercé cette fonction jusqu’au 4 avril 2021, date à laquelle l‘Observatoire a été supprimé et remplacé par le Comité interministériel de la laïcité, placé sous l’autorité du Premier ministre. Ce changement a souligné, s’il en était besoin, l’importance politique accordée à la laïcité.
Sur lacroix.com du 25 avril 2023, Jean-Louis Bianco a signé un article intitulé « On invoque la laïcité comme une potion magique pour résoudre tous les problèmes » (9). Pour JLB, « Depuis longtemps, on n’avait pas autant parlé de laïcité ». Et, dans le débat politique, « les mots sont des armes »… « S’autoproclament militants de la laïcité ceux qui crient le plus fort, ceux qui jouent sur les peurs ».
Effectivement, Il y a des attaques contre la République. Il faut les sanctionner, sans les minorer ni les exagérer. « Mais la laïcité ne devrait pas se réduire à un catalogue de contrôles et d’interdictions. Elle est d’abord un principe de liberté qui repose sur la recherche d’un équilibre entre la liberté de chacun et celle des autres, entre la liberté de chacun et le bon fonctionnement collectif.
On parle de laïcité à tort et à travers, on l’instrumentalise, on la travestit, on l’invoque comme une potion magique pour résoudre tous les problèmes, de la question sociale jusqu’au terrorisme. Du coup, on n’y comprend plus rien, et on navigue dans l’abstraction ». Il ne faut pas prendre à la légère les observations critiques de cet orfèvre en la matière… qui insiste aussi pour qu’à l’école, les formateurs s’appuient sur des cas concrets pour faire bien comprendre la laïcité.
En Europe, le sécularisme à l’américaine prend le pas sur la laïcité
Deux conceptions de la laïcité s’affrontent en Europe, explique l’article de Vie publique du 1er juillet 2019 intitulé « Modèle français ou américain : les conceptions de la laïcité divergent en Europe » (10).
Dans la première conception, séculariste, inspirée du droit américain, il s’agit de protéger les religions contre les Etats. Dans la seconde, comme en France, le but est d’empêcher toute ingérence religieuse dans l’organisation et le fonctionnement de l’Etat.
Le sécularisme garantit la non-discrimination de l’autre ainsi que le multiculturalisme et accepte les « accommodements raisonnables ». La laïcité française garantit l’égalité devant la loi et intègre la notion d’ordre public.
Les pays d’Europe ont tendance à pencher vers la voie américaine. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) se rapproche aussi du système américain qui reconnait comme religion tout groupement qui le demande et qui peut ainsi bénéficier d’avantages en matière de liberté de culte et de fiscalité.
En l’absence de standard européen au plan de la laïcité, la CEDH veut respecter la souveraineté des Etats. Elle juge au cas par cas, en refusant de se prononcer sur la séparation des Eglises et des Etats, qui dépend, à ses yeux, de leur propre conception du « vivre ensemble ». Au risque de voir la notion même de liberté religieuse prendre une signification différente selon les Etats. Cela conduit, notamment, à placer cette liberté religieuse au cœur d’un conflit « d’intelligence juridique » entre le modèle français et le modèle américain, réclamé par les partisans du multiculturalisme.
C’est pourquoi, certains appellent à une unification du droit… autour de la vision anglo-américaine, faisant de la laïcité un des enjeux de la mondialisation.
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Pour ma part, je regarde avec réserve la laïcité française, ce principe abstrait mal compris chez nous et mal accepté à l’étranger. Il a servi à affaiblir et à faire reculer le catholicisme en France sans donner naissance à une éthique, à une morale de référence ou à un « guide du vivre ensemble », et sans empêcher le communautarisme de prospérer. S’il n’a pas porté directement atteinte à la liberté d’expression, tant malmenée, il est devenu un ingrédient contribuant à façonner la pensée unique.
*Paul KLOBOUKOFF Académie du Gaullisme Le 26 mai 2023
Sources et références
(1) Qu’est-ce que la laïcité ? laïcite.gouv.fr gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite publié le 07/05/2015, modifié le 09/12/2022
(2) Ordre public en droit français jurislogic.fr/ordre-public-droit-administratif-francais le 23/07/2021
(3) Vacances scolaires 2022-2023 service-public.fr/particuliers/vosdroits/F31952 le 21/04/2023
(4) 56% des Français ne sont pas croyants selon un sondage lepoint.fr/religion-56-des-francais… le 07/04/2023
(5) La diversité religieuse en France Immigrés et descendants d’immigrés, édition 2023 insee.fr/fr/statistiques/6793308 ?sommaire-6793391 le 30/03/2023
(6) Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des -principes… le 25/08/2021
(7) Comment la laïcité française est perçue aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Israël francetvinfo.fr/replay-radio/le-club-des-correspondants/comment… LE 09/12/2020
(8) « La laïcité est un totem devenu fragile qui, a u lieu de rassembler la communauté nationale, en vient à la diviser » lemonde.fr/Idees/article/2020/12/11/la-laicite-est- un- totem…
(9) Jean-Louis Bianco : « On invoque la laïcité comme une potion magique pour résoudre tous les problèmes » lacroix.com/Debats/Jean-Louis… 2023-04-25-120
(10) Modèle français ou américain : les conceptions de la laïcité divergent en Europe vie-publique.fr/parole-dexpert/38556-modele-francais-ou… le 01/07/2019© 01.06.2023