Histoire militaire
La France et l’Otan La France de la Cinquième :
État doté, souverain… et toujours membre de l’Alliance
Par Claude Franc,
« (…) Sans revenir sur son adhésion à l’Alliance atlantique, la France va, d’ici au terme de ses obligations, et qui est le 4 avril 1969, continuer à modifier sûrement les dispositions actuellement pratiquées, pour autant qu’elles la concernent… Au total, il s’agit de rétablir une situation normale de souveraineté dans laquelle ce qui est français, en fait de sol, de ciel, de mer et de forces et, tout élément étranger qui se trouverait en France, ne relèvent plus que des seules autorités françaises. » Extrait de la Conférence de presse du général de Gaulle, du 21 février 1966.
La décision de 1966, de retrait de la France des commandements de l’Otan a souvent été expliquée par les mauvaises relations transatlantiques franco- américaines, qui remontent en fait aux antécédents de la Seconde Guerre mondiale, l’administration Roosevelt ayant joué la carte Giraud contre de Gaulle, lequel en outre, avait mal supporté le contrôle interallié exercé sur les forces françaises lors de la Libération. En réalité, les raisons en sont plus profondes et relèvent de motifs beaucoup plus élevés.
La France, nouvelle puissance dotée.
Lorsque le général de Gaulle arrive au pouvoir, en juin 1958, il y trouve dans les car tons la planification de la fin de la conception d’un armement nucléaire national, Félix Gaillard, dernier Président du Conseil de la IVe avant le 13 mai ayant même arrêté la date du premier tir d’expérimentation, début 1960. De Gaulle devient donc chef de l’État d’une puissance potentiellement nucléaire, ce qui, au niveau interallié, modifie un peu la donne. C’est la raison pour laquelle, dès octobre 1958, soit quelques mois à peine après son retour « aux affaires », et alors qu’il n’est encore que Président du Conseil, il adresse un mémorandum à Dwight Eisenhower, président des États-Unis et Harold Macmillan, Premier ministre britannique, en vue de la mise sur pied d’un « directoire » tripartite chargé des plans nucléaires au sein de l’Alliance. Jusque-là, il ne s’agissait que d’une responsabilité exclusivement américaine. Si la réponse qui accueillit sa proposition se limita à un silence poli, nul doute qu’il n’en fut guère surpris et encore moins affecté. C’est donc dans ces dispositions d’esprit, alors sur le point de faire exploser la première « bombe » française que le général de Gaulle jeta un nouveau pavé dans la mare : en octobre 1959, commençant ses inspections annuelles de l’Enseignement militaire supérieur (Institut des hautes études de défense nationale [IHEDN], Centre des hautes études militaires [CHEM] et les trois Écoles de guerre d’armées), le chef de l’État ouvre son amphi de clôture par la phrase demeurée fameuse : « Il importe que la défense de la France soit française ». L’émoi provoqué est de taille, car, évidemment, tous les observateurs commentent cette sortie comme une remise en cause par la France, du système de défense collective de l’Otan ; ce qui était exact et vrai dans sa forme – la remise en cause de la participation française à un commandement intégré permanent –, mais pas dans le fond – la solidarité interalliée.
Une nouvelle doctrine américaine.
Sur ces entrefaites, à peine élu en novembre 1960, le président Kennedy demande à son secrétaire à la Défense, Robert McNamara, de reprendre la doctrine de dissuasion américaine, fondée jusque-là, sur le principe des « massive retaliation », c’est-à-dire les représailles massives. C’est en vertu de cette doctrine que le président Eisenhower, qui fut le premier Commandant suprême allié en Europe (SACEUR), avait accordé à ses successeurs, une délégation permanente de déclenchement du feu nucléaire tactique américain par les forces de l’Alliance, sans qu’il n’y ait d’ailleurs de couplage automatique entre celui-ci et l’apocalypse nucléaire délivrée par le Strategic Air Command (SAC), même si cette complémentarité était fort plausible. C’est la raison pour laquelle, le SACEUR ne pouvait être qu’un officier général américain. McNamara, comme Kennedy, estimant cette position difficilement crédible, l’Administration Kennedy définit en 1962 une nouvelle doctrine, la « Flexible response », traduite en français par « riposte graduée ». Pour faire court, il s’agissait d’adapter la riposte à la nature de l’agression. En clair, l’automaticité du déclenchement du feu nucléaire tactique par l’Alliance disparaissait et, d’ailleurs, Kennedy s’empressa de retirer sa délégation d’ouverture du feu de cette nature au SACEUR. Et même tout recours automatique au feu nucléaire quel qu’il soit, était remis en question. Cette doctrine déclencha un véritable tsunami dans la pensée stratégique, notamment en France, mais pas seulement, puisque cette vague atteignit également l’Otan au niveau de ses instances les plus élevées. En effet, en désaccord flagrant avec cette nouvelle approche de l’Administration américaine, le général Norstad, SACEUR, donne sa démission – démission intervenue quelques semaines avant la crise de Cuba. Immédiatement, en France, des voix autorisées se sont élevées pour réfuter cette nouvelle doctrine dans laquelle certains voulaient en fait y discerner un possible désengagement américain de la défense de l’Europe occidentale : dès lors que le territoire des États-Unis ne serait pas directement menacé par une éventuelle agression soviétique en Europe, le « parapluie nucléaire » américain vis-à-vis de cette dernière pouvait perdre de sa légitimité, donc de sa crédibilité. Dès octobre 1962, en pleine crise de Cuba, le général Gallois, qui peut être considéré comme le « père » du concept de la dissuasion française, publiait un article dans la RDN intitulé « Les sophismes de M. MacNamara et le départ du général Norstad ». Le titre est tout à fait évocateur. Gallois s’y posait comme un partisan convaincu des représailles massives, seul concept à ses yeux conduisant directement à l’idée d’équilibre de la terreur entre deux puissances ou systèmes de puissances dotés de l’armement nucléaire, cette notion de terreur réciproque se trouvant à la base même de la dissuasion. Il insistait également sur le fait que la notion des « intérêts vitaux de la nation », garantis par le recours indiscutable à des représailles massives s’avérait seule capable de rendre crédible la sanctuarisation du territoire national par la dissuasion. S’il ne s’agissait que d’une voix officieuse, elle allait être relayée quelques mois plus tard par celle, tout à fait officielle, du Céma de l’époque, le général Ailleret. Il publiait également dans la Revue un article intitulé « Opinion sur la thèse stratégique de flexible response ». Il y démontrait l’impossibilité de souscrire à cette thèse pour une puissance comme la France, dont le concept de défense reposait désormais sur le principe de la dissuasion du faible au fort, concept qui ne pouvait donner lieu à aucune idée de graduation de la riposte, dès lors que ce concept devait conserver sa crédibilité. Cet article reprenait in extenso le texte de la conférence que le Céma avait prononcée peu auparavant devant l’assemblée annuelle des anciens du collège de l’Otan (6). S’exprimant à titre officiel, le Céma s’en tenait volontairement au seul cas français et justifiait de la sorte que la décision d’emploi de l’armement nucléaire national ne relevait que du seul chef de l’État français, de façon tout à fait indépendante de toute éventuelle décision d’emploi – ou non – de la part de l’Alliance. Il est intéressant de souligner que, pour s’exprimer de la sorte, le Céma ait attendu que l’armement national fût réellement opérationnel et que la première prise d’alerte ait effectivement été assurée par un escadron opérationnel de Mirage IV des nouvelles Forces aériennes stratégiques (FAS), dont le commandement venait d’être mis sur pied à Taverny. Désormais, conformément au vœu exprimé en 1959 par le général de Gaulle, la défense de la France, incarnée dans ses forces nucléaires stratégiques, relevait bel et bien des seules autorités politiques françaises. Cependant, un hiatus demeurait, forçant le pouvoir politique français au grand écart permanent en matière de défense. Si les moyens nucléaires français relevaient bien du seul commandement national, il n’en allait pas de même pour les forces conventionnelles. Le 2e Corps d’armée, déployé en Allemagne, était subordonné dès le temps de paix à CENTAG (Groupe d’armées Centre implanté à Heidelberg) commandement dépendant du commandement Centre Europe. Dans cette configuration, les deux divisions françaises qui le composaient pouvaient bénéficier de l’attribution, pour la conduite de leur manœuvre, de moyens nucléaires tactiques mis en place par l’Otan mais dont la décision d’emploi ne relevait nullement d’autorités nationales, mais du SACEUR. Or, comme celui-ci s’était vu retirer sa délégation permanente d’emploi, concrètement, la décision d’emploi de moyens nucléaires tactiques mis à la disposition d’un commandant de corps d’armée français relevait du seul Président des États-Unis. Non possumus.
La souveraineté des moyens français.
Le général de Gaulle devait donc remédier à cette situation tout à fait incongrue et même contre nature. Mais, comme il s’agissait d’une décision de nature absolument régalienne, et dans la plus haute acception du terme, le chef de l’État attendit pour reprendre sous commandement national l’intégralité des moyens militaires français, de posséder la légitimité conférée par le suffrage universel. Et ce n’est donc qu’au tout début de son second mandat, en tant que Président élu au suffrage universel, que le général de Gaulle reprit sa liberté d’action pleine et entière en termes de défense, alors qualifiée de nationale. Le 7 mars 1966, c’est par une lettre que le général de Gaulle notifiait sa décision au président Johnson :
« La France considère que les changements accomplis ou en voie de l’être depuis 1949, en Europe, en Asie ou ailleurs, ainsi que l’évolution de sa propre situation, et de ses propres forces, ne justifiaient plus, pour ce qui la concerne, les dispositions d’ordre militaire prises au sujet de l’Alliance, soit en commun, soit sous la forme de conventions unilatérales, soit par accords particuliers entre le gouvernement français et le gouvernement américain. C’est pourquoi, la France se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté, actuellement entravée par la présence permanente d’éléments militaires alliés ou par l’utilisation qui est faite de son ciel, de cesser sa participation au commandement intégré et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’Otan. (…) »
En vertu de cette décision, le 1er juillet suivant, les états-majors de l’Otan installés en France auront déménagé : le secrétariat général de l’Otan et le SACEUR en Belgique (respectivement à Bruxelles et Mons), le Collège en Italie (Rome) et le Commandement Centre Europe (AFCENT) aux Pays-Bas (Brunsum). Les officiers français quittent tous les états-majors otaniens, la France cesse sa représentation au Standing Group à Washington, et le 2e CA revient sous commandement français et il cesse dès lors de bénéficier, le cas échéant, de l’appoint de moyens nucléaires tactiques otaniens. Désormais, le commandement d’AFCENT, réservé initialement à un général français, sera dévolu à un officier général allemand. Au niveau central, si la représentation française au Standing Group disparaissait, le ministre des Armées ainsi que le Céma continuaient à assister aux réunions annuelles du Comité militaire qui relevaient du fonctionnement de l’Alliance telle que définie par le Traité de Washington, et non pas de son organisation militaire. En revanche, les grandes bases américaines (Toul, Chaumont, Châteauroux, Étain et d’autres) ont été évacuées et rétrocédées à l’armée française.
Toutefois, si la France quittait les instances intégrées de son organisation militaire, elle demeurait membre de plein droit de l’Alliance. C’est pourquoi, dès novembre 1967, des accords vont être signés entre le Céma (Ailleret) et le SACEUR (Lemnitzer) définissant l’engagement des moyens conventionnels, sous commandement national, mais sous contrôle d’AFCENT, comme réserve de théâtre de l’Alliance – en fait la seule. Cet accord de portée générale devait être complété par un accord particulier entre le commandant de la 1re Armée (Valentin) et le commandant d’AFCENT (Ferber) en juillet 1974, pour établir les modalités de l’exercice de ce contrôle opérationnel. En effet, en 1969, alors qu’une mission militaire française était mise en place auprès d’AFCENT, un commandement national des forces conventionnelles françaises, 113 susceptibles d’être engagées sous contrôle d’AFCENT avait été créé : la 1re Armée. L’Alliance aurait ainsi un interlocuteur militaire français unique, et les moyens militaires français (2 puis 3 CA) étaient réunis sous un même commandement. Cet état-major serait intégré avec celui de la Force aérienne tactique (Fatac), chargé de son appui aérien. Enfin, comme les CA français avaient perdu le bénéfice de moyens nucléaires tactiques alliés, la question de moyens tactiques nationaux était posée, ce sera le système Pluton, opérationnel en 1975.
Ainsi, la question de retrait des moyens militaires français des instances intégrées de l’Otan dépassait de beaucoup le niveau d’une simple mésentente cordiale franco- américaine et plongeait ses racines dans l’essence même de la dissuasion nucléaire, notion sur laquelle reposait désormais le concept de défense français.
*Claude FRANC : Saint-cyrien de la promotion Maréchal de Turenne et breveté de la 102e promotion de l’École supérieure de Guerre,
© 01.05.2025