Industrie et monnaie
Étudiant à Sciences-po, et avec Daniel Deguen comme professeur d'économie internationale, nous avions eu une dissertation sur les dévaluations et leurs conséquences. Je ne me souviens plus du tout de la nature de ce devoir, mais je me rappellerai toujours la phrase que j'avais écrite sur les conditions des dévaluations. Daniel Deguen l’avait reprise. En particulier parce que j'avais écrit « qu'on était d'autant plus proche d'une dévaluation qu'on n’en parlait peu ».
Les années techniques à l’arsenal de Brest et la construction des chasseurs de mines CIRCE m’ont fait un peu oublier le rôle central de la monnaie dans l’activité économique. Cela ne m’a pas franchement préoccupé car le programme de la dissuasion nucléaire auquel était rattaché plus de 80% de mon activité se déroulait dans une ambiance de développement économique favorable et assez enthousiasmante pour un jeune ingénieur.
Il faut préciser également qu’à cette période, les prélèvements obligatoires étaient faibles et l'activité économique soutenue à la suite du plan Rueff-Pinay dans la réalisation duquel le général de Gaulle avait mis toute son autorité.
Jusqu'aux réunions de la commission de l'industrie du septième plan.
Celle-ci sera présidée par Georges Chavanes à l'époque président de Leroy Sommer, leader français de la fabrication des moteurs électriques. J'avais été nommé rapporteur général de cette commission de l’industrie. Hughes de l'Estoile, Directeur Général de l'Industrie au ministère de l'industrie en était le vice-président. Jean Ripert alors commissaire général du plan m’en avait confié la responsabilité au sein du service industriel du plan. Le rapporteur prépare les réunions et rapporte les propos qui s'y sont tenus.
Cette commission était composée, selon la méthode du plan de manière tripartite, des représentants de l'industrie à la fois grandes et moyennes entreprises, des représentants des syndicats, et enfin des représentants des administrations.
Cette période avait été sur le plan politique, économique et monétaire assez chahutée. Le 15 août 1971, le président Nixon annonce la suspension de la convertibilité du dollar en or. En dévaluant et en imposant la fluctuation des monnaies, les États-Unis faisaient entrer l'ensemble des économies dans l'instabilité des processus de production et dans la financiarisation des économies.1.
Nous étions en 1973. La situation économique était particulièrement difficile. Il y avait eu en moins de trois mois l’augmentation du prix du pétrole décidé par les pays exportateurs de pétrole en deux étapes à Koweït le 6 octobre 1973 et à Téhéran le 22 décembre de la même année. Cette augmentation avait deux conséquences majeures. Une augmentation de l'inflation par les coûts, la réduction de la croissance par la ponction opérée par les pays exportateurs de pétrole. Et même si le BIPE (bureau d'information et de prévisions économiques) sous la plume d’Henri Aujac prévoyait un appauvrissement somme tout assez modéré.
Les problèmes du pétrole et donc de l'augmentation des prix par les coûts, associés à une dévaluation de fait du dollar et du renforcement corrélatif des monnaies européennes allait provoquer une perte de compétitivité assez significative. Il était donc inévitable que l'on parlât de la compétitivité de l'industrie dans les différentes séances de cette commission, et bien évidemment la valeur de la parité du franc serait abordée.
À l'issue de l'une des réunions particulièrement houleuse et difficile, où les industriels qui subissaient de plein fouet la sous évaluation assez importante du dollar, qui faisaient face à une augmentation des coûts qui avaient engendré une inflation de 15,2 %, avaient fortement insisté sur leurs grandes difficultés. La dérive des coûts était difficilement maîtrisable.
La France était également résolument engagée à la fois dans le marché commun sur le plan européen et dans les réductions de droits de douane sur le plan international. C’était la grande époque des « rounds ». Au niveau international les négociations multilatérales étaient considérées comme la grande affaire, un « must ». Il y avait donc une triple contrainte qui pesait sur l’industrie. La dévaluation de 1969 était déjà loin.
Et les évolutions des prix aggravaient encore la perte de compétitivité qui résultait également de la sous évaluation du dollar.
L'ensemble de la commission avait donc demandé un réajustement. J'avais donc écrit dans le projet de rapport qu'il fallait envisager une dévaluation.
Jean Ripert convie pour un déjeuner, le président de la commission Georges Chavanes, Hugues de l'Estoile, le vice-président, moi-même rapporteur général, Philippe Boulin à l'époque directeur général de Creusot-Loire, Jean-Pierre Bouyssonie président de Thomson-CSF. Il avait à la main le projet de rapport que j'avais fait.
« Le rapporteur rapporte les propos de la commission » dira Jean Ripert en avant-propos. J'avais effectivement écrit : « un très grand nombre des participants estime que la surévaluation de notre monnaie est un handicap pour la compétitivité de nos entreprises. Ceux-ci demandent donc que soit envisagée une mise en conformité de la valeur de la monnaie par rapport à sa valeur réelle. Une telle décision est clairement indispensable pour le maintien à un bon niveau de la compétitivité de nos entreprises »
Jean Ripert nous passe un savon mémorable. Il avait le maintien grave et la componction de hauts fonctionnaires quand ils ont le sentiment de devoir défendre la vie de la nation. Son intervention est sans appel. Dès que l'on parle de la monnaie, on agit contre son pays. Il est vrai qu'à cette époque, la surévaluation du franc n'apparaissait pas évidente pour la haute fonction publique.
L'industrie représentait encore 25 % du PIB, nous avions lancé de multiples programmes industriels d'une part pour les besoins de l’armement, d'autre part pour renforcer la politique énergétique et enfin mener des programmes de rattrapage comme dans le téléphone. Nous vivions encore l'ère des grands projets gaullistes et de l'impératif industriel de Georges Pompidou.
Pourtant la suspension de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 par les États-Unis et l'écroulement du système des taux de change fixes en mars 1973 avec l'adoption du régime de changes flottants confirmé le 8 janvier 1976 par les accords de la Jamaïque. Ces accords mettent fin au système monétaire international organisé à Bretton-Woods au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Ils ont pour conséquence une plongée du dollar et des pertes importantes pour les pays comme l'Allemagne qui avaient accumulé des dollars ou les pays exportateurs de pétrole dont les cours sont libellés en dollars.
La crise est déjà installée avant que le premier choc pétrolier ne vienne la renforcer. Plus grave crise depuis 1929, elle touche tous les pays de l'OCDE.
Cette crise était caractérisée par augmentation des liquidités. Les prémices d’une inflation en étaient visibles, sept ou huit ans plus tôt.
L'inflation, que M. Volcker définissait comme "trop d'argent courant après trop peu de biens, caracole alors au rythme annuel de 13%. Alors président de la FED, il va pour la juguler faire grimper les taux d'intérêt de 11% à 20%. À titre de comparaison, ils sont à 1,75% aujourd'hui et l'inflation autour de 2%. Ce sévère tour de vis ne se fera pas sans douleur et s'accompagnera d'une récession, qui lui vaudra des attaques féroces. « Les concessionnaires automobiles lui envoient des clés de voiture dans des cercueils, les agriculteurs étranglés de dettes encerclent le siège de la banque centrale, la FED, de leurs tracteurs ». Mais il ne cède pas : "Rien ne le stimule intellectuellement davantage qu'une crise »
L'économie française connaît également un violent ralentissement. Il se traduit, en 1975, par une année de récession : le PIB cède alors 1,0 % en volume. La brève embellie qui s'ensuit de 1976 à 1979 (+3,8 % en moyenne) constitue déjà un net infléchissement par rapport au rythme des Trente Glorieuses. Mais l'embellie se termine. L'inflation en France, au début des années 80 connait une accélération. Elle ne sera vaincue vers la fin de la décennie qu’au prix également d'une récession.
L'arrivée en France d'une coalition regroupant socialistes et communistes, avec François Mitterrand se caractérise par une série de mesures économiques inscrites dans le programme présidentiel. Comme souvent, la France se démarque et les premières mesures du gouvernement Mauroy vont toutes à rebours de ce qui se fait dans les autres pays.
Confronté à une forte hausse de la dette et à une importante dégradation des comptes publics intérieurs et extérieurs, le gouvernement Mauroy doit faire volte face. De 1980 à 1985, la croissance française tombe à 1,6 % par an en moyenne. L'emploi va en souffrir, mais peut-être encore plus l'activité industrielle. La France entre durablement dans l'ère du chômage de masse. Et l'industrie va poursuivre une décroissance entamée en 1974 et qui ne s'arrêtera plus.
Après 50 ans d'expérience industrielle, je suis arrivé à la conclusion que le protectionnisme et une politique de sous évaluation monétaire sont les deux seuls moyens macro-économiques pertinents d’une vraie politique industrielle.
Après 50 ans de vie industrielle, avec tous ses aspects de politique générale, de participations aux instances administratives, de direction d’entreprises grandes et petites, j’affirme avec force que la France a été malade des faux objectifs industriels, que sont la création d’emplois, et le pouvoir d’achat, de réduction des inégalités sociales, le développement du temps libre au point d’en créer un ministère etc...
Après 50 ans de d'expérience industrielle, je constate que la société française et en particulier nos élites administratives ne comprennent rien à la vie de l'industrie. Elles sous-estime toujours l'impact du temps. Il n'est que de lire tous les rapports administratifs sur les problèmes industriels pour le comprendre.
Non seulement l'effet du temps est sous-estimé, mais on ne comprend pas que les phénomènes décrits dans ces rapports vont chercher très loin dans la culture collective. C'est en grande partie ce qui explique la différence entre l'industrie allemande qui s'appuie sur les capitaux propres et l’industrie française qui se finance par l'endettement.
Après 50 ans de vie industrielle, je suis obligé de constater que le fonctionnement interne de l'entreprise et la motivation des chefs d'entreprise, sont méconnus. Méconnus des élites administratives, méconnus par les différents organismes sociaux, méconnus par tous les acteurs de l'environnement industriel.
En regardant la courbe de l'emploi industriel sur la période 1974-2017, en s'aperçoit qu'il n'y a eu que deux périodes de stabilisation industrielle. La période 86-88 qui a été une période de cohabitation avec un programme économique franchement libéral et très bien préparé par René de La Portalière, jusque dans les moindres détails. Ce qui a permis une action extrêmement rapide et relativement forte. Il y a un très grand nombre de mesures fortes, mais la plus emblématique était la suppression de l'IGF.
Jacques Chirac, qui avait pourtant un excellent bilan économique a toujours pensé, à mon avis à tort, que la suppression de l'IGF lui avait coûté la présidentielle. Personnellement je ne partage pas cet avis. Mais Jacques Chirac était très admiratif de François Mitterand et de sa maîtrise politique. Par ailleurs la cohabitation avait fait oublier tous les méfaits des cinq premières années du septennat. Une fois de plus cela prouvait que la poursuite de la socialisation économique détruisait l’industrie quand elle est appliquée. En outre les idées du gouvernement ont imprégné durablement la droite. Leur application, sur longue période, ont à mon sens sapé les fondements de notre puissance.
Jacques Lesourne dans un de ses derniers livres, disait à qui voulait l'entendre que la France serait une URSS qui avait réussi. Après 50 ans de vie professionnelle dans l'industrie, j'arrive à la seule conclusion possible : la soviétisation de l'économie ne réussit jamais à assurer la puissance des nations qui ont choisi ce mode d'organisation. Elle ne réussit pas non plus à assurer l'aisance des populations.
Le socialisme qui est un avatar abâtardi de la soviétisation a montré en France son incompétence, son mépris des peuples, et la paupérisation généralisée. Bien évidemment la raréfaction des biens et services entraîne les réglementations toujours plus contraignantes d'un État omnipotent. De facteur de puissance qu'il a pu être à certaine période, l'État est devenu un frein à la croissance.
Sommes-nous pour autant condamnés ? Les solutions sont pourtant connues mais seront-elles appliquées ?
*Jean-Pierre GERARD, Président du club des N°1 mondiaux français à l'exportation.
Ancien membre du Conseil de la Politique Monétaire.
© 01.06.2021