Agir dans le XXIe siècle avec Philippe Séguin Nicolas Baverez - Académie du gaullisme

Académie du Gaullisme
Président Jacques Myard
Secrétaire générale Christine ALFARGE
Président-fondateur Jacques DAUER
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Agir dans le XXIe siècle avec Philippe Séguin
 
 
 



 par Nicolas Baverez,
Il existe dans l’effondrement des régimes un moment tragicomique où les hommes qui pourraient les sauver sont combattus et écartés quand ceux qui les naufragent sont confortés et encensés.
Ainsi la IVe République, trop faible pour gagner la guerre ou faire la paix en Algérie, mobilisa toutes ses forces pour empêcher Pierre Mendès France de la réformer.
De même la Ve République, emportée dans une chute libre par la mondialisation et la réunification de l’Europe, mit un point d’honneur à marginaliser Philippe Séguin et à lui interdire l’accès aux plus hautes fonctions de l’État.
UN PROJET : LA MODERNISATION DE LA FRANCE
Philippe Séguin, à la différence de la grande majorité des hommes politiques de sa génération, était porteur d’un projet authentique de modernisation de la France. Mais, en raison de son refus de tout compromis sur ses principes, il ne rencontra pas les circonstances qui lui auraient permis de le réaliser.
Cet écart explique l’émotion qui s’est emparée des Français à sa disparition allant au-delà des responsabilités qu’il exerça dans l’Etat comme l’empreinte profonde qu’il a laissée dans la vie politique de notre pays. Mais il n’est pas jusqu’à cet héritage qui ne présente une forme de paradoxe.
Nombreux sont ceux qui se réclament aujourd’hui de la figure de Philippe Séguin, qui continue à incarner pour les Français les valeurs de la République et le gaullisme social. Mais cette référence est intellectuelle plus que politique, tournée vers les idées et le passé plus que mise au service de la compréhension et de l’action dans le monde présent. À tort.
D’abord parce que Philippe Séguin n’a pas été un intellectuel égaré en politique mais un homme d’Etat obsédé par le devoir de moderniser les institutions dont il a eu la charge afin de mieux servir la France et les Français. Ensuite parce qu’il ne fait pas de doute que nous vivons un moment clé de notre histoire où, s’il était encore vivant, il représenterait la solution à la crise politique, historique et morale que connaît la France.
La pensée et l’action de Philippe Séguin s’ordonnent autour de l’idée de souveraineté, qui fonde la dignité et la liberté des hommes comme des nations, en les mettant en situation de décider de leur destin. Avec la préoccupation constante de faire la pédagogie des changements du monde auprès des Français et de les placer au centre des transformations indispensables pour permettre à la France de répondre aux secousses de l’histoire et de conserver son rang.
Élu député des Vosges en 1978 puis maire d’Epinal en 1983, Philippe Séguin fut directement confronté au chômage de masse provoqué par l’effondrement de la mono-industrie textile dans son département et de la sidérurgie en Lorraine. Il imagina et appliqua une stratégie de réindustrialisation et de formation qui permit de reconstituer un tissu économique et social résilient face aux crises.
Ministre du travail, il libéralisa le marché du travail tout en proposant l’évolution vers une société de pleine activité afin de favoriser l’inclusion et de prévenir la fragmentation de la nation.
Après la chute du mur de Berlin, il imposa le référendum sur le traité de Maastricht, critiquant les déséquilibres de l’Union économique et monétaire pour le caractère technocratique de sa gouvernance coupée des nations et des peuples, pour la dynamique déflationniste qu’elle installait au cœur de la zone euro, pour l’impasse réalisée sur la gestion des chocs internes et externes, pour le coin qu’elle enfonçait entre la France et l’Allemagne du fait de la divergence de leurs modèles.
Président d’une Assemblée en forme de chambre introuvable, il renforça les pouvoirs de contrôle du Parlement, notamment par l’instauration de la session unique, comme les droits de l’opposition.
Premier président de la Cour des comptes, il la plaça au cœur de l’équilibre des pouvoirs en la dotant d’un statut clarifié par l’article 47-2 de la Constitution révisée en juillet 2008 et en la conduisant, dans le strict respect de son devoir de neutralité, à mettre en garde dirigeants et citoyens sur la perte de contrôle des comptes et de la dette publics, arme fatale contre l’indépendance nationale.
Il partageait en effet avec Pierre Mendès France la conviction que « les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent ».
Représentant de la France auprès de l’organisation internationale du travail, il n’eut de cesse de plaider pour une régulation politique de la mondialisation, seule à même de prévenir une nouvelle crise majeure du capitalisme ainsi que le retour de la guerre économique.
L’ENTRÉE DANS UNE NOUVELLE ÈRE.
Féru d’histoire, détestant les anachronismes, Philippe Séguin serait le premier à souligner la radicale transformation du monde depuis sa disparition.
Né en 1943 et mort en 2010, il a connu deux périodes historiques : le monde de l’après-guerre froide, la société industrielle, l’apogée puis l’entrée en crise de la régulation keynésienne ; puis l’effondrement de l’empire soviétique, la montée de la mondialisation jusqu’à son krach en 2008, premier des chocs historiques qui l’emportèrent, de l’épidémie de Covid à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Or nul ne peut douter que la guerre d’Ukraine marque l’entrée dans une nouvelle ère, qui referme le cycle ouvert par la chute du mur de Berlin. Comme 1918, 1989 fut une paix manquée qui n’ouvrit pas la voie à un monde plus stable mais à un entre-deux-guerres. L’histoire a brutalement accéléré et notre monde n’est plus celui de 2010.
Au plan stratégique, l’invasion de l’Ukraine – pays souverain et démocratique – par la Russie – membre permanent du conseil de sécurité utilisant la dissuasion nucléaire pour sanctuariser une guerre d’agression au service de ses ambitions impériales – n’a pas de précédent depuis l’entreprise hitlérienne de constitution d’un Lebensraum dans les années 1930.
Elle ouvre une grande confrontation entre les régimes autoritaires et les démocraties. Après 1989, la guerre était impossible et la paix permanente ; depuis 2022, la paix est impossible et la guerre omniprésente : guerre de haute intensité en Ukraine ; guerre hybride contre l’Europe, mêlant chantage nucléaire, choc énergétique, manipulation des flux migratoires, attaques cyber, désinformation, soutien des mouvements populistes, déstabilisation de l’Afrique.
Elle accélère l’ensauvagement du monde, de l’Asie à l’Afrique en passant par le Caucase et le Moyen-Orient, en faisant sortir la violence de toute limite et en déstabilisant les institutions et les règles qui avaient été mises en place pour la contenir.
Le conflit ukrainien accouche enfin d’un monde véritablement multipolaire avec l’affirmation du Sud global et de ses géants, l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Afrique du sud ou le Nigéria, qui rejoignent la Chine et la Russie dans leur dénonciation de l’Occident au nom du ressentiment colonial et plaident pour une nouvelle gouvernance mondiale.
Avec l’explosion de la conflictualité, la géopolitique a pris le pas sur l’économie et les États sur les marchés. La mondialisation, qui avait survécu à l’effondrement du crédit en 2008, a explosé en blocs.
Les deux ensembles qui structuraient l’économie mondiale ont éclaté. Les États-Unis et la Chine sont engagés dans un affrontement global, avec pour point de fixation Taïwan et pour enjeu central la technologie, illustré par le blocus organisé par l’Amérique sur les exportations vers Pékin des semi-conducteurs de dernière génération et de tous les équipements liés.
Un nouveau rideau de fer s’est aussi abattu entre la Russie et l’Europe. Simultanément, le cycle du capitalisme néo-libéral s’est clos avec le primat des rivalités de puissance sur la dynamique des échanges ou l’ouverture de sociétés, le retour de l’inflation, la fin de l’argent gratuit et la montée des problèmes de surendettement.
La nouvelle donne née de la guerre d’Ukraine se révèle dévastatrice pour la Russie. Enfermée dans une impasse militaire, démographique, économique, politique et stratégique, elle est la première victime de la catastrophe qu’elle a déclenchée.
Elle bénéficie à l’inverse aux États-Unis, dont l’économie se trouve relancée, le soft power lié au dollar, à Wall Street et à l’extraterritorialité de leur droit consacré, leur garantie de sécurité plébiscitée en Europe comme en Asie.
L’Europe compte pour sa part parmi les grands perdants. Elle subit tous les coûts du conflit, du choc énergétique à l’accueil des réfugiés, et n’échappera pas à la récession. Elle se découvre vulnérable, désarmée face à l’impérialisme de Moscou, dépendante de la Russie pour l’énergie, de la Chine pour les biens essentiels, des Etats-Unis pour la technologie et la sécurité.
Sa faillite est surtout intellectuelle et morale, avec la dissipation sanglante de l’illusion selon laquelle le commerce avec les dictatures et la corruption des oligarques assureraient la paix.
Pour la France, la guerre d’Ukraine prend la forme d’un coup de grâce qui accélère son affaissement. Affaissement économique, avec une croissance potentielle nulle du fait de la stagnation de la démographie et de la productivité et un déficit historique de la balance commerciale de 164 milliards d’euros, soit 7 % du PIB, qui acte la chute continue de la compétitivité.
Affaissement social, avec un budget social de la nation qui culmine à 34 % du PIB mais qui échoue à endiguer la pauvreté qui concerne plus de 9 millions de Français et entretient un chômage permanent. Affaissement financier, avec un déficit public structurel compris entre 5 et 6 % du PIB et une dette qui a dépassé 3.000 milliards d’euros au moment où les taux d’intérêt remontent, programmant un choc financier majeur comparable à celui subi par l’Italie en 2011 ou à la panique qui a frappé le Royaume-Uni en 2022.
Affaissement politique, avec la corruption des institutions de la Ve République par l’hyper-présidentialisation ainsi que la déliquescence d’un Etat qui accapare 57% du PIB tout en étant incapable d’assurer les services de base de l’éducation, de la santé, des transports, de la police ou de la justice.
Affaissement diplomatique et stratégique, avec la marginalisation du fait des ambiguïtés entretenues sur la Russie après l’invasion de l’Ukraine, la perte d’influence en Europe face à une Allemagne surpuissante et tétanisée, la débâcle en Afrique et l’obsolescence d’un modèle d’armée incapable de répondre aux conflits de haute intensité.
Affaissement moral, avec l’absence de tout projet collectif et la décomposition des valeurs de la République, soumises au feu croisé de l’extrême droite, des islamistes et du mouvement woke qui prospère au cœur de l’État.
Dans ce moment critique pour la démocratie, pour l’Europe et la France, la justesse des vues de Philippe Séguin ne peut manquer de frapper. Ses mises en garde se sont révélées fondées et auraient gagné à être entendues sur la perte de contrôle de la mondialisation par l’Occident, les risques majeurs encourus par l’Union du fait de son déficit démocratique d’un côté, de son refus de se penser en puissance de l’autre, la nature existentielle de la crise éprouvée par la France au fond de laquelle on trouve la disparition de sa capacité à maîtriser son destin et le dysfonctionnement aigu de ses institutions.
Au-delà de nous éclairer sur les raisons profondes de la crise des démocraties qui ont dilapidé la chance de 1989 pour laisser exploser le système mondial et le capitalisme mondialisé et revenir en force les grandes épidémies et la guerre, les principes et la posture politiques de Philippe Séguin nous fournissent des clés pour permettre à la France et à l’Europe de reprendre pied dans le XXIème siècle et de participer pleinement au combat pour défendre la liberté.
LA DIMENSION TRAGIQUE DE L’HISTOIRE.
Orphelin à l’âge d’un an d’un père, Robert Séguin, qui s’était engagé au lendemain de la libération de Tunis pour libérer la France et fut tué en septembre 1944 en Franche-Comté, forcé à l’exil loin de sa Tunisie natale à l’âge de douze ans, Philippe Séguin avait éprouvé et portait en lui la dimension tragique de l’histoire.
Il en mesurait la grandeur comme la violence. Il avait une claire conscience de la résilience mais aussi de la fragilité des démocraties, face aux déchaînement des passions collectives, au fanatisme et aux menaces émanant des puissances qui récusent la liberté politique. Il nous invite ainsi à cesser de masquer la gravité de la situation et l’ampleur des risques, à arrêter de vouloir rassurer à tout prix, pour préférer alerter et mobiliser les citoyens. Il témoigne aussi de ce que les missions régaliennes demeurent premières au sein de l’État et constituent sa raison d’être.
Après l’épidémie de Covid, la guerre d’Ukraine, qui a provoqué une crise énergétique et alimentaire, a définitivement réhabilité la notion de souveraineté, que Philippe Séguin a placé au cœur de son projet politique.
Le principe de souveraineté conduit tout d’abord à condamner sans réserve l’agression de l’Ukraine par la Russie, ainsi que la négation par Vladimir Poutine, contre tous les principes du droit international, de l’existence d’un peuple et d’un État ukrainiens.
La résistance héroïque des Ukrainiens illustre à l’inverse les extraordinaires ressources d’une nation qui se lève pour défendre son droit à exister et à décider de son destin. La menace existentielle que fait peser l’impérialisme russe sur l’Europe justifie ainsi l’aide financière et militaire apportée à Kiev comme le réarmement militaire, mais aussi économique et politique de l’Europe.
La mondialisation dérégulée, guidée par la réduction des coûts, s’est accompagnée d’une cécité volontaire sur les risques géopolitiques en dépit de la montée des tensions internationales. Ces dépendances se découvrent comme autant de vulnérabilités majeures.
Les nations basculent dans une quasi-économie de guerre, tandis que les modèles économiques mercantilistes, à l’image de celui de l’Allemagne, sont brutalement remis en question. Les entreprises sont aussi contraintes d’ajuster leurs stratégies en se retirant des empires autoritaires, en se relocalisant, en sécurisant leurs approvisionnements et en restockant. L’Union européenne, fondée sur le droit et le marché, se trouve particulièrement déstabilisée.
Elle fait face à un triple échec économique avec la récession liée à sa dépendance énergétique qui voit les États-Unis se substituer à la Russie, politique, du fait de ses divisions et de sa prise en étau entre les empires autoritaires et les partis populistes, stratégique et moral, du fait de son impuissance découlant de son désarmement unilatéral et de sa foi naïve dans le commerce pour assurer la paix.
L’une des singularités de la pensée de Philippe Séguin est à chercher dans son refus du manichéisme. Il incite à la prudence ceux qui enterrent la mondialisation après avoir célébré son triomphe. Le XXIème demeure l’âge de l’histoire universelle, au moins par les risques planétaires sanitaires, financiers, stratégiques ou climatiques.
Si les forces de divergence dominent désormais, les interdépendances subsistent qu’il s’agisse de mouvements migratoires, d’énergie ou d’alimentation, de commerce ou de flux financiers. Il est fondamental de les gérer, pour recréer un lien entre les démocraties et les grands États du Sud, avec une responsabilité particulière de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique.
Pour la France comme pour l’Europe, il est par ailleurs grand temps de passer des mots aux actes en matière de souveraineté. L’enchaînement des chocs rappelle en effet aux nations comme aux citoyens que la souveraineté a un coût. Soit la France et l’Europe l’assument. Soit, elles se condamnent à devenir des objets et non des acteurs de l’histoire.
Le grand marché européen ne peut continuer à être régi uniquement par le droit de la concurrence face aux protectionnismes américain et asiatique. Au-delà de l’assouplissement des aides d’État, une véritable politique énergétique, industrielle et numérique ainsi qu’une protection des entreprises, des technologies et des talents européens sont indispensables.
L’Union doit aussi renforcer sa souveraineté juridique et monétaire pour faire pièce à l’extraterritorialité du droit américain et au monopole du dollar. Enfin, il n’est pas de souveraineté sans défense, ce qui demande a minima la construction d’un pilier européen crédible au sein de l’OTAN, afin de prendre en compte tant les dérèglements de la vie politique américaine que la priorité stratégique que représente pour les États-Unis l’endiguement de la Chine.
L’avenir de l’Union reste donc conditionné par l’émergence d’une Europe politique, pour laquelle Philippe Séguin n’a cessé de plaider mais qui reste introuvable, voire qui régresse avec la divergence croissante entre la France et l’Allemagne.
Le redressement de la France est de même indissociable du rétablissement de sa souveraineté. Au plan économique, il implique la conversion du modèle économique fondé sur la consommation à crédit. Au plan financier, il passe par la reprise de contrôle des comptes et donc de la dépense publique. Au plan politique, il demande le retour à l’esprit d’origine de la Ve République et la réforme de l’État.
La Constitution de 1958 entendait restaurer le pouvoir de l’État pour faire face aux tourmentes historiques. La défense est le cœur de l’Etat, qui constitue la colonne vertébrale de la nation.
Le principe d’organisation de l’exécutif épouse la logique militaire : au chef de l’Etat la définition de la stratégie ; au Premier ministre l’art opératif ; aux ministres la réalisation des opérations tactiques.
L’hyper-présidentialisation a dénaturé nos institutions en dissolvant l’action dans la communication, en transformant l’État en un monstre obèse et impuissant, en réduisant le citoyen à un consommateur d’aides publiques. La solution ne consiste donc pas dans de nouvelles révisions qui n’ont d’autre effet que de faire de la Ve République un régime toujours plus absolutiste et inefficace mais à revenir à son esprit d’origine.
Au président de porter un projet de modernisation de la France. Au gouvernement de conduire les réformes. Au Parlement de voter la loi, de débattre et de contrôler le gouvernement. À l’autorité judicaire de dire le droit dans des délais raisonnables sans prétendre s’ériger en État dans l’État ou imposer à la société la morale d’un corps.
UN RÉPÈRE NOMMÉ PHILIPPE SÉGUIN
Philippe Séguin nous rappelle que la cause profonde et donc le remède au décrochage de la France sont de nature politique et morale. Au fond de tous nos maux, on trouve la désintégration des institutions mais plus encore des valeurs et de l’état d’esprit qui font la République.
Au moment où le nihilisme et le relativisme se sont installés au sommet de l’État, Philippe Séguin, viscéralement acquis au pluralisme et au débat démocratique, souligne à juste titre que tout ne se vaut pas et qu’il existe une ligne de partage infranchissable entre les défenseurs de la liberté et de la souveraineté d’une part, les autocrates et les leaders populistes de l’autre.
Dans la lignée de Pierre Mendès France qui martelait que « gouverner, c’est choisir », il marque l’indigence de la stratégie du « en même temps », qui se réduit à la négation de la décision, donc de la politique en tant qu’action sur le réel et non pas seulement jeu de communication.
Dans toutes les fonctions qu’il a exercées, Philippe Séguin a martelé cette injonction qu’il appliquait rigoureusement à lui-même comme à ses collaborateurs : « Nous sommes ici pour servir l’État et la République ». Servir l’État implique d’en respecter la raison d’être, à savoir la défense de la souveraineté de la nation et la qualité de l’administration offerte aux citoyens.
Respecter aussi ses principes, qui ne sont pas compatibles avec le retour du recrutement par cooptation, comme tous ceux qui ont choisi de lui consacrer leur vie professionnelle tant il est vrai qu’il est aussi absurde de prétendre faire de la diplomatie sans diplomates ou de la sécurité sans préfets que de l’industrie sans usines. Servir la République suppose d’en respecter non seulement les institutions et les lois mais les idéaux.
D’où le refus inconditionnel de la violence et de la logique de guerre civile que cherche à installer les partis extrémistes ou les islamistes. D’où la place centrale reconnue au citoyen dans la vie comme dans les politiques publiques, au plan national comme au plan européen. D’où l’importance apportée au débat public, arme de la raison critique et condition de la démocratie :
« Contre les émotions instantanées sur lesquelles joue la médiacratie, le discours cherche à réintroduire le temps long de l’argumentation raisonnée. Contre la réduction des hommes au statut de consommateur par la sondocratie, il cherche à s’adresser aux citoyens ».
Au moment où la démocratie affronte de nouveau une menace existentielle de la part des empires autoritaires, Philippe Séguin, à la suite du général de Gaulle, légitime le choix inconditionnel en faveur de la liberté. Ses mémoires se concluent par un appel en faveur du libéralisme politique où la créativité des individus et la force des marchés sont régulées par un État en charge de l’intérêt général : « Je rêvais d’un libéralisme qui fut légitimé, corrigé, tempéré ».
Sa trajectoire personnelle comme son action au service de la transformation d’Épinal, de la réindustrialisation de la Lorraine, de la lutte contre le chômage, de la réhabilitation du Parlement, de la conversion de la Cour des Comptes en une grande institution d’audit et d’évaluation des politiques publiques témoignent de son refus de tout fatalisme. Et, de fait, les démocraties n’ont pas encore perdu.
L’année 2022 a infirmé la prétention des empires autoritaires à garantir la prospérité de la population, la stabilité politique et les conquêtes extérieures. La Russie s’est enfermée avec la guerre d’Ukraine dans une catastrophe stratégique sans issue.
La Chine cumule la déroute sanitaire de la stratégie zéro Covid, le déclin démographique et le blocage de la croissance intensive, revenue de 9,5 à 3 % par an. L’Iran des mollahs est confronté au soulèvement de la population qui ne demande plus la réforme mais la fin du régime.
La Turquie croûle sous le poids de l’inflation, de la corruption, de l’arbitraire et de la corruption de l’État AKP, mise en lumière par le tremblement de terre. Simultanément, s’est dessiné un sursaut des démocraties qui doit encore être confirmé.
La clé ultime que nous livre Philippe Séguin réside dans sa confiance dans les citoyens et le choix de fonder l’action politique sur leur mobilisation. Nouvelle alliance des nations libres, renaissance de l’Europe, redressement de la France, tout dépendra de leur engagement. Les ressources existent, mais encore faut-il avoir la volonté de les utiliser.
Pour moderniser, encore faut-il pouvoir rassembler et mobiliser autour d’un projet politique. Marc Bloch dans L’Étrange défaite commente en ces termes l’effondrement de juin 1940 : « Capitulation : le mot est de ceux qu’un vrai chef ne prononce pas, fût-ce en confidence ; qu’il ne pense même jamais ».
La capitulation est de fait l’enfant de la peur et la mère de la servitude. Elle tient lieu depuis trop longtemps de cri de ralliement aux dirigeants français et européens.
La morale républicaine de Philippe Séguin se trouve aux antipodes et se révèle parfaitement adaptée à un monde volatile, dangereux et violent où la démocratie est en grand danger. Aux dirigeants, elle rappelle qu’ils ont le devoir de mettre en cohérence leur pensée, leurs mots et leurs actes. Aux citoyens, elle rappelle qu’ils tiennent le destin ultime de la liberté entre leurs mains selon qu’ils s’abandonnent aux passions collectives ou qu’ils assument le choix de la raison.
*Nicolas Baverez, est un haut fonctionnaire, avocat et essayiste français.

© 01.05.2023

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