Agir dans le XXIe siècle avec Philippe
Séguin
par Nicolas Baverez,
Il existe dans l’effondrement des régimes un moment
tragicomique où les hommes qui pourraient les sauver sont combattus et écartés
quand ceux qui les naufragent sont confortés et encensés.
Ainsi la IVe République,
trop faible pour gagner la guerre ou faire la paix en Algérie, mobilisa toutes ses forces pour empêcher Pierre
Mendès France de la réformer.
De même la Ve République, emportée dans une chute
libre par la mondialisation et la réunification de l’Europe, mit un point
d’honneur à marginaliser Philippe Séguin et
à lui interdire l’accès aux plus hautes fonctions de l’État.
UN PROJET : LA
MODERNISATION DE LA FRANCE
Philippe Séguin, à la
différence de la grande majorité des hommes politiques de sa génération, était
porteur d’un projet authentique de modernisation de la France. Mais, en raison
de son refus de tout compromis sur ses principes, il ne rencontra pas les
circonstances qui lui auraient permis de le réaliser.
Cet écart explique l’émotion
qui s’est emparée des Français à sa disparition allant au-delà des responsabilités
qu’il exerça dans l’Etat comme l’empreinte profonde qu’il a laissée dans la vie
politique de notre pays. Mais il n’est pas jusqu’à cet héritage qui ne présente
une forme de paradoxe.
Nombreux sont ceux qui se
réclament aujourd’hui de la figure de Philippe Séguin, qui continue à
incarner pour les Français les valeurs de la République et le gaullisme social. Mais cette référence est intellectuelle plus que
politique, tournée vers les idées et le passé plus que mise au service de la
compréhension et de l’action dans le monde présent. À tort.
D’abord parce que Philippe
Séguin n’a pas été un intellectuel égaré en politique mais un homme d’Etat
obsédé par le devoir de moderniser les institutions dont il a eu la charge afin
de mieux servir la France et les Français. Ensuite parce qu’il ne fait pas de
doute que nous vivons un moment clé de notre histoire où, s’il était encore
vivant, il représenterait la solution à la crise politique, historique et
morale que connaît la France.
La pensée et l’action de
Philippe Séguin s’ordonnent autour de l’idée de souveraineté, qui fonde la
dignité et la liberté des hommes comme des nations, en les mettant en situation
de décider de leur destin. Avec la préoccupation constante de faire la
pédagogie des changements du monde auprès des Français et de les placer au
centre des transformations indispensables pour permettre à la France de
répondre aux secousses de l’histoire et de conserver son rang.
Élu député des Vosges en
1978 puis maire d’Epinal en 1983, Philippe Séguin fut directement
confronté au chômage de masse provoqué par l’effondrement de la mono-industrie
textile dans son département et de la sidérurgie en Lorraine. Il imagina
et appliqua une stratégie de réindustrialisation et de formation qui permit de
reconstituer un tissu économique et social résilient face aux crises.
Ministre du travail, il
libéralisa le marché du travail tout en proposant l’évolution vers une société
de pleine activité afin de favoriser l’inclusion et de prévenir la
fragmentation de la nation.
Après la chute du mur
de Berlin, il imposa le référendum sur le traité de Maastricht, critiquant
les déséquilibres de l’Union économique et monétaire pour le caractère
technocratique de sa gouvernance coupée des nations et des peuples, pour la
dynamique déflationniste qu’elle installait au cœur de la zone euro, pour
l’impasse réalisée sur la gestion des chocs internes et externes, pour le coin
qu’elle enfonçait entre la France et l’Allemagne du fait de la divergence de
leurs modèles.
Président d’une Assemblée en
forme de chambre introuvable, il renforça les pouvoirs de contrôle du
Parlement, notamment par l’instauration de la session unique, comme les droits
de l’opposition.
Premier président de la Cour
des comptes, il la plaça au cœur de l’équilibre des pouvoirs en la dotant d’un
statut clarifié par l’article 47-2 de la Constitution révisée en juillet 2008
et en la conduisant, dans le strict respect de son devoir de neutralité, à
mettre en garde dirigeants et citoyens sur la perte de contrôle des comptes et
de la dette publics, arme fatale contre l’indépendance nationale.
Il partageait en effet avec Pierre
Mendès France la conviction que « les comptes en désordre sont la
marque des nations qui s’abandonnent ».
Représentant de la France
auprès de l’organisation internationale du travail, il n’eut de cesse de
plaider pour une régulation politique de la mondialisation, seule à même de
prévenir une nouvelle crise majeure du capitalisme ainsi que le retour de la
guerre économique.
L’ENTRÉE DANS UNE
NOUVELLE ÈRE.
Féru d’histoire, détestant
les anachronismes, Philippe Séguin serait le premier à souligner la radicale
transformation du monde depuis sa disparition.
Né en 1943 et mort en 2010,
il a connu deux périodes historiques : le monde de l’après-guerre froide, la
société industrielle, l’apogée puis l’entrée en crise de la régulation
keynésienne ; puis l’effondrement de l’empire soviétique, la montée de la
mondialisation jusqu’à son krach en 2008, premier des chocs historiques
qui l’emportèrent, de l’épidémie de Covid à l’invasion de l’Ukraine par la
Russie.
Or nul ne peut douter que la guerre d’Ukraine marque l’entrée dans une nouvelle ère, qui referme le cycle ouvert par la chute du mur de Berlin. Comme 1918, 1989 fut une paix manquée qui n’ouvrit pas la voie à un monde plus stable mais à un entre-deux-guerres. L’histoire a brutalement accéléré et notre monde n’est plus celui de 2010.
Or nul ne peut douter que la guerre d’Ukraine marque l’entrée dans une nouvelle ère, qui referme le cycle ouvert par la chute du mur de Berlin. Comme 1918, 1989 fut une paix manquée qui n’ouvrit pas la voie à un monde plus stable mais à un entre-deux-guerres. L’histoire a brutalement accéléré et notre monde n’est plus celui de 2010.
Au plan
stratégique, l’invasion de l’Ukraine – pays souverain et démocratique –
par la Russie – membre permanent du conseil de sécurité utilisant la
dissuasion nucléaire pour sanctuariser une guerre d’agression au service de ses
ambitions impériales – n’a pas de précédent depuis l’entreprise hitlérienne de
constitution d’un Lebensraum dans les années 1930.
Elle ouvre une grande
confrontation entre les régimes autoritaires et les démocraties. Après 1989, la
guerre était impossible et la paix permanente ; depuis 2022, la paix est
impossible et la guerre omniprésente : guerre de haute intensité en
Ukraine ; guerre hybride contre l’Europe, mêlant chantage nucléaire, choc
énergétique, manipulation des flux migratoires, attaques cyber, désinformation,
soutien des mouvements populistes, déstabilisation de l’Afrique.
Elle
accélère l’ensauvagement du monde, de l’Asie à l’Afrique en passant par le
Caucase et le Moyen-Orient, en faisant sortir la violence de toute limite et en
déstabilisant les institutions et les règles qui avaient été mises en place
pour la contenir.
Le conflit ukrainien accouche enfin d’un monde véritablement multipolaire avec l’affirmation du Sud global et de ses géants, l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Afrique du sud ou le Nigéria, qui rejoignent la Chine et la Russie dans leur dénonciation de l’Occident au nom du ressentiment colonial et plaident pour une nouvelle gouvernance mondiale.
Le conflit ukrainien accouche enfin d’un monde véritablement multipolaire avec l’affirmation du Sud global et de ses géants, l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Afrique du sud ou le Nigéria, qui rejoignent la Chine et la Russie dans leur dénonciation de l’Occident au nom du ressentiment colonial et plaident pour une nouvelle gouvernance mondiale.
Avec l’explosion de la
conflictualité, la géopolitique a pris le pas sur l’économie et les États sur
les marchés. La mondialisation, qui avait survécu à l’effondrement du crédit en
2008, a explosé en blocs.
Les deux ensembles qui
structuraient l’économie mondiale ont éclaté. Les États-Unis et la Chine
sont engagés dans un affrontement global, avec pour point de fixation Taïwan et
pour enjeu central la technologie, illustré par le blocus organisé par
l’Amérique sur les exportations vers Pékin des semi-conducteurs de dernière
génération et de tous les équipements liés.
Un nouveau rideau de fer
s’est aussi abattu entre la Russie et l’Europe. Simultanément, le cycle du
capitalisme néo-libéral s’est clos avec le primat des rivalités de puissance
sur la dynamique des échanges ou l’ouverture de sociétés, le retour de
l’inflation, la fin de l’argent gratuit et la montée des problèmes de
surendettement.
La nouvelle donne née de la
guerre d’Ukraine se révèle dévastatrice pour la Russie. Enfermée dans une
impasse militaire, démographique, économique, politique et stratégique, elle
est la première victime de la catastrophe qu’elle a déclenchée.
Elle bénéficie à l’inverse
aux États-Unis, dont l’économie se trouve relancée, le soft power lié au
dollar, à Wall Street et à l’extraterritorialité de leur droit consacré, leur
garantie de sécurité plébiscitée en Europe comme en Asie.
L’Europe compte pour sa part
parmi les grands perdants. Elle subit tous les coûts du conflit, du choc
énergétique à l’accueil des réfugiés, et n’échappera pas à la récession. Elle se
découvre vulnérable, désarmée face à l’impérialisme de Moscou, dépendante de la
Russie pour l’énergie, de la Chine pour les biens essentiels,
des Etats-Unis pour la technologie et la sécurité.
Sa faillite est surtout
intellectuelle et morale, avec la dissipation sanglante de l’illusion selon
laquelle le commerce avec les dictatures et la corruption des oligarques
assureraient la paix.
Pour la France, la guerre
d’Ukraine prend la forme d’un coup de grâce qui accélère son affaissement.
Affaissement économique, avec une croissance potentielle nulle du fait de la
stagnation de la démographie et de la productivité et un déficit
historique de la balance commerciale de 164 milliards d’euros, soit 7 % du PIB,
qui acte la chute continue de la compétitivité.
Affaissement social, avec
un budget social de la nation qui culmine à 34 % du PIB mais qui
échoue à endiguer la pauvreté qui concerne plus de 9 millions de
Français et entretient un chômage permanent. Affaissement financier, avec
un déficit public structurel compris entre 5 et 6 % du PIB et une dette
qui a dépassé 3.000 milliards d’euros au moment où les taux d’intérêt
remontent, programmant un choc financier majeur comparable à celui subi par
l’Italie en 2011 ou à la panique qui a frappé le Royaume-Uni en 2022.
Affaissement politique, avec
la corruption des institutions de la Ve République par
l’hyper-présidentialisation ainsi que la déliquescence d’un Etat qui accapare
57% du PIB tout en étant incapable d’assurer les services de base de
l’éducation, de la santé, des transports, de la police ou de la justice.
Affaissement diplomatique et
stratégique, avec la marginalisation du fait des ambiguïtés entretenues sur la
Russie après l’invasion de l’Ukraine, la perte d’influence en Europe face à une
Allemagne surpuissante et tétanisée, la débâcle en Afrique et l’obsolescence
d’un modèle d’armée incapable de répondre aux conflits de haute intensité.
Affaissement moral, avec
l’absence de tout projet collectif et la décomposition des valeurs de la République,
soumises au feu croisé de l’extrême droite, des islamistes et du mouvement woke
qui prospère au cœur de l’État.
Dans ce moment critique pour
la démocratie, pour l’Europe et la France, la justesse des vues de Philippe
Séguin ne peut manquer de frapper. Ses mises en garde se sont révélées fondées
et auraient gagné à être entendues sur la perte de contrôle de la
mondialisation par l’Occident, les risques majeurs encourus par l’Union du fait
de son déficit démocratique d’un côté, de son refus de se penser en puissance
de l’autre, la nature existentielle de la crise éprouvée par la France au fond
de laquelle on trouve la disparition de sa capacité à maîtriser son destin et
le dysfonctionnement aigu de ses institutions.
Au-delà de nous éclairer sur
les raisons profondes de la crise des démocraties qui ont dilapidé la chance de
1989 pour laisser exploser le système mondial et le capitalisme mondialisé et
revenir en force les grandes épidémies et la guerre, les principes et la
posture politiques de Philippe Séguin nous fournissent des clés pour permettre
à la France et à l’Europe de reprendre pied dans le XXIème siècle et de
participer pleinement au combat pour défendre la liberté.
LA DIMENSION TRAGIQUE DE
L’HISTOIRE.
Orphelin à l’âge d’un an
d’un père, Robert Séguin, qui s’était engagé au lendemain de la libération de
Tunis pour libérer la France et fut tué en septembre 1944 en
Franche-Comté, forcé à l’exil loin de sa Tunisie natale à l’âge de douze ans,
Philippe Séguin avait éprouvé et portait en lui la dimension tragique de
l’histoire.
Il en mesurait la grandeur
comme la violence. Il avait une claire conscience de la résilience mais aussi
de la fragilité des démocraties, face aux déchaînement des passions
collectives, au fanatisme et aux menaces émanant des puissances qui récusent la
liberté politique. Il nous invite ainsi à cesser de masquer la gravité de la
situation et l’ampleur des risques, à arrêter de vouloir rassurer à tout prix,
pour préférer alerter et mobiliser les citoyens. Il témoigne aussi de ce
que les missions régaliennes demeurent premières au sein de l’État et
constituent sa raison d’être.
Après l’épidémie de
Covid, la guerre d’Ukraine, qui a provoqué une crise énergétique et
alimentaire, a définitivement réhabilité la notion de souveraineté, que
Philippe Séguin a placé au cœur de son projet politique.
Le principe de souveraineté
conduit tout d’abord à condamner sans réserve l’agression de l’Ukraine par la
Russie, ainsi que la négation par Vladimir Poutine, contre tous les principes
du droit international, de l’existence d’un peuple et d’un État ukrainiens.
La résistance héroïque des
Ukrainiens illustre à l’inverse les extraordinaires ressources d’une nation qui
se lève pour défendre son droit à exister et à décider de son destin. La menace
existentielle que fait peser l’impérialisme russe sur l’Europe justifie
ainsi l’aide financière et militaire apportée à Kiev comme le réarmement
militaire, mais aussi économique et politique de l’Europe.
La mondialisation dérégulée,
guidée par la réduction des coûts, s’est accompagnée d’une cécité volontaire
sur les risques géopolitiques en dépit de la montée des tensions
internationales. Ces dépendances se découvrent comme autant de vulnérabilités
majeures.
Les nations basculent dans
une quasi-économie de guerre, tandis que les modèles économiques
mercantilistes, à l’image de celui de l’Allemagne, sont brutalement remis en
question. Les entreprises sont aussi contraintes d’ajuster leurs stratégies en
se retirant des empires autoritaires, en se relocalisant, en sécurisant leurs
approvisionnements et en restockant. L’Union européenne, fondée sur le
droit et le marché, se trouve particulièrement déstabilisée.
Elle fait face à un triple
échec économique avec la récession liée à sa dépendance énergétique qui
voit les États-Unis se substituer à la Russie, politique, du fait de ses
divisions et de sa prise en étau entre les empires autoritaires et les partis
populistes, stratégique et moral, du fait de son impuissance découlant de son
désarmement unilatéral et de sa foi naïve dans le commerce pour assurer la
paix.
L’une des singularités de la
pensée de Philippe Séguin est à chercher dans son refus du manichéisme. Il
incite à la prudence ceux qui enterrent la mondialisation après avoir célébré
son triomphe. Le XXIème demeure l’âge de l’histoire universelle, au moins par
les risques planétaires sanitaires, financiers, stratégiques ou climatiques.
Si les forces de divergence
dominent désormais, les interdépendances subsistent qu’il s’agisse de
mouvements migratoires, d’énergie ou d’alimentation, de commerce ou de flux
financiers. Il est fondamental de les gérer, pour recréer un lien entre les
démocraties et les grands États du Sud, avec une responsabilité particulière de
l’Europe vis-à-vis de l’Afrique.
Pour la France
comme pour l’Europe, il est par ailleurs grand temps de passer des mots
aux actes en matière de souveraineté. L’enchaînement des chocs rappelle en
effet aux nations comme aux citoyens que la souveraineté a un coût. Soit la France
et l’Europe l’assument. Soit, elles se condamnent à devenir des objets et non
des acteurs de l’histoire.
Le grand marché européen ne peut continuer à
être régi uniquement par le droit de la concurrence face aux protectionnismes
américain et asiatique. Au-delà de l’assouplissement des aides d’État, une
véritable politique énergétique, industrielle et numérique ainsi qu’une
protection des entreprises, des technologies et des talents européens sont
indispensables.
L’Union doit aussi renforcer
sa souveraineté juridique et monétaire pour faire pièce à l’extraterritorialité
du droit américain et au monopole du dollar. Enfin, il n’est pas de
souveraineté sans défense, ce qui demande a minima la construction d’un pilier
européen crédible au sein de l’OTAN, afin de prendre en compte tant les
dérèglements de la vie politique américaine que la priorité stratégique que
représente pour les États-Unis l’endiguement de la Chine.
L’avenir de l’Union reste
donc conditionné par l’émergence d’une Europe politique, pour laquelle
Philippe Séguin n’a cessé de plaider mais qui reste introuvable, voire qui
régresse avec la divergence croissante entre la France et l’Allemagne.
Le redressement de la France
est de même indissociable du rétablissement de sa souveraineté. Au plan
économique, il implique la conversion du modèle économique fondé sur la
consommation à crédit. Au plan financier, il passe par la reprise de contrôle
des comptes et donc de la dépense publique. Au plan politique, il demande
le retour à l’esprit d’origine de la Ve République et la réforme de l’État.
La Constitution de 1958
entendait restaurer le pouvoir de l’État pour faire face aux tourmentes
historiques. La défense est le cœur de l’Etat, qui constitue la colonne
vertébrale de la nation.
Le principe d’organisation
de l’exécutif épouse la logique militaire : au chef de l’Etat la
définition de la stratégie ; au Premier ministre l’art opératif ; aux
ministres la réalisation des opérations tactiques.
L’hyper-présidentialisation
a dénaturé nos institutions en dissolvant l’action dans la communication, en
transformant l’État en un monstre obèse et impuissant, en réduisant le citoyen
à un consommateur d’aides publiques. La solution ne consiste donc pas dans de
nouvelles révisions qui n’ont d’autre effet que de faire de la Ve République un
régime toujours plus absolutiste et inefficace mais à revenir à son esprit
d’origine.
Au président de porter un
projet de modernisation de la France. Au gouvernement de conduire les
réformes. Au Parlement de voter la loi, de débattre et de contrôler le
gouvernement. À l’autorité judicaire de dire le droit dans des délais
raisonnables sans prétendre s’ériger en État dans l’État ou imposer à la
société la morale d’un corps.
UN RÉPÈRE NOMMÉ PHILIPPE
SÉGUIN
Philippe Séguin nous
rappelle que la cause profonde et donc le remède au décrochage de la
France sont de nature politique et morale. Au fond de tous nos maux, on
trouve la désintégration des institutions mais plus encore des valeurs et de
l’état d’esprit qui font la République.
Au moment où le nihilisme et
le relativisme se sont installés au sommet de l’État, Philippe Séguin,
viscéralement acquis au pluralisme et au débat démocratique, souligne à juste
titre que tout ne se vaut pas et qu’il existe une ligne de partage
infranchissable entre les défenseurs de la liberté et de la souveraineté d’une
part, les autocrates et les leaders populistes de l’autre.
Dans la lignée de Pierre
Mendès France qui martelait que « gouverner, c’est choisir »,
il marque l’indigence de la stratégie du « en même temps »,
qui se réduit à la négation de la décision, donc de la politique en tant
qu’action sur le réel et non pas seulement jeu de communication.
Dans toutes les fonctions
qu’il a exercées, Philippe Séguin a martelé cette injonction qu’il appliquait
rigoureusement à lui-même comme à ses collaborateurs : « Nous
sommes ici pour servir l’État et la République ». Servir l’État
implique d’en respecter la raison d’être, à savoir la défense de la
souveraineté de la nation et la qualité de l’administration offerte aux
citoyens.
Respecter aussi ses
principes, qui ne sont pas compatibles avec le retour du recrutement par
cooptation, comme tous ceux qui ont choisi de lui consacrer leur vie
professionnelle tant il est vrai qu’il est aussi absurde de prétendre faire de
la diplomatie sans diplomates ou de la sécurité sans préfets que de l’industrie
sans usines. Servir la République suppose d’en respecter non seulement les
institutions et les lois mais les idéaux.
D’où le refus inconditionnel
de la violence et de la logique de guerre civile que cherche à installer les
partis extrémistes ou les islamistes. D’où la place centrale reconnue au
citoyen dans la vie comme dans les politiques publiques, au plan national comme
au plan européen. D’où l’importance apportée au débat public, arme de la raison
critique et condition de la démocratie :
« Contre les
émotions instantanées sur lesquelles joue la médiacratie, le discours cherche à
réintroduire le temps long de l’argumentation raisonnée. Contre la réduction
des hommes au statut de consommateur par la sondocratie, il cherche à
s’adresser aux citoyens ».
Au moment où la démocratie
affronte de nouveau une menace existentielle de la part des empires
autoritaires, Philippe Séguin, à la suite du général de Gaulle, légitime le choix inconditionnel en faveur de la liberté. Ses
mémoires se concluent par un appel en faveur du libéralisme politique où
la créativité des individus et la force des marchés sont régulées par un État
en charge de l’intérêt général : « Je rêvais d’un libéralisme
qui fut légitimé, corrigé, tempéré ».
Sa trajectoire personnelle
comme son action au service de la transformation d’Épinal, de la
réindustrialisation de la Lorraine, de la lutte contre le chômage, de la
réhabilitation du Parlement, de la conversion de la Cour des Comptes en une
grande institution d’audit et d’évaluation des politiques publiques témoignent
de son refus de tout fatalisme. Et, de fait, les démocraties n’ont pas encore
perdu.
L’année 2022 a infirmé la
prétention des empires autoritaires à garantir la prospérité de la population,
la stabilité politique et les conquêtes extérieures. La Russie s’est
enfermée avec la guerre d’Ukraine dans une catastrophe stratégique sans issue.
La Chine cumule la déroute
sanitaire de la stratégie zéro Covid, le déclin démographique et le blocage de
la croissance intensive, revenue de 9,5 à 3 % par an. L’Iran des mollahs est
confronté au soulèvement de la population qui ne demande plus la réforme mais
la fin du régime.
La Turquie croûle sous le
poids de l’inflation, de la corruption, de l’arbitraire et de la corruption de
l’État AKP, mise en lumière par le tremblement de terre. Simultanément, s’est
dessiné un sursaut des démocraties qui doit encore être confirmé.
La clé ultime que nous livre
Philippe Séguin réside dans sa confiance dans les citoyens et le choix de
fonder l’action politique sur leur mobilisation. Nouvelle alliance des nations
libres, renaissance de l’Europe, redressement de la France, tout dépendra de
leur engagement. Les ressources existent, mais encore faut-il avoir la volonté
de les utiliser.
Pour moderniser, encore
faut-il pouvoir rassembler et mobiliser autour d’un projet politique. Marc
Bloch dans L’Étrange défaite commente en ces termes
l’effondrement de juin 1940 : « Capitulation : le mot
est de ceux qu’un vrai chef ne prononce pas, fût-ce en confidence ; qu’il
ne pense même jamais ».
La capitulation est de fait l’enfant de la peur et la mère de la servitude. Elle tient lieu depuis trop longtemps de cri de ralliement aux dirigeants français et européens.
La capitulation est de fait l’enfant de la peur et la mère de la servitude. Elle tient lieu depuis trop longtemps de cri de ralliement aux dirigeants français et européens.
La morale républicaine de
Philippe Séguin se trouve aux antipodes et se révèle parfaitement adaptée à un
monde volatile, dangereux et violent où la démocratie est en grand danger. Aux
dirigeants, elle rappelle qu’ils ont le devoir de mettre en cohérence leur
pensée, leurs mots et leurs actes. Aux citoyens, elle rappelle qu’ils tiennent
le destin ultime de la liberté entre leurs mains selon qu’ils s’abandonnent aux
passions collectives ou qu’ils assument le choix de la raison.
*Nicolas Baverez, est un haut fonctionnaire, avocat et
essayiste français.
© 01.05.2023