l’homme qui honore les résistants sur Twitter
Jean-Christophe Notin,
Entretien avec Diane Gautret (27/01/2023)
Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Christophe Notin publie la compilation exceptionnelle de ses petits portraits de résistants proposés sur son compte Twitter. Rencontre à l’occasion de la Journée du souvenir des victimes de l’Holocauste, ce 27 janvier.
DG : Votre dernier livre offre comme des précipités de vie absolument saisissants…
JCN : Après Dans l’honneur et par la victoire, plus spécifiquement consacré aux Compagnons de la Libération, mon dernier livre reprend en effet quelque cinq cents portraits de résistants au sens large, médaillés de la Résistance ou non, publiés sur mon compte Twitter @paroles_la. Ce livre suit donc le même principe, une photo, accompagnée d’une brève légende évoquant un ralliement, une évasion, une tentative pour rejoindre Londres, une dernière lettre. Mille trente-huit personnes furent nommées Compagnons, un peu plus de soixante-cinq mille se virent attribuer la médaille de la Résistance. Voilà qui permettait d’aborder tous les aspects de la lutte contre l’Occupant, en particulier la participation longtemps ignorée des femmes (environ 10 % des médaillés de la Résistance), ainsi que celle de nombreux civils. On ne rappelle pas assez, en effet, que les résistants et Français libres étaient des volontaires issus de tous horizons. S’ils furent mobilisés, ce ne fut que par leur conscience.
DG : Qu’apportent de plus ces portraits à la connaissance historique sur la Résistance ?
JCN : Sur le plan théorique, rien, mais sur le plan humain, beaucoup. Aborder la Résistance à travers le prisme de destins singuliers, de manière incarnée, est un de mes objectifs depuis toujours. Résister ? « Quand mon ami Emmanuel d’Astier de La Vigerie lança ce mot, à l’été 1940, nous nous sommes tous regardés en nous demandant ce qu’il pouvait signifier au juste », me confia un jour Pierre Louis-Dreyfus, dans un de ses très rares entretiens, pour ne pas dire unique, qu’il accorda. Eh bien, ce fut son engagement dans les bombardiers lourds de la France libre qui survolaient l’Allemagne, risquant à tout moment de se faire tuer. Ce fut Léa Vion, qui cacha des aviateurs alliés au sous-sol de la maternité qu’elle dirigeait, non loin du mur de l’Atlantique. Ce fut Thérèse Menot qui sabota l’usine dans laquelle elle travaillait. Ce furent les « cinq du lycée Buffon », exécutés le 8 février 1943… Et tant d’autres. Ces vies exceptionnelles dépassent l’entendement.
DG : Ce qui frappe d’emblée, c’est la jeunesse de ces héros anonymes…Mais dans quelle mesure agissaient-ils librement, sans être influencés ou manipulés idéologiquement ?
JCN : Pourquoi des milliers de civils, en particulier des jeunes, certains « taupins » ou élèves des grandes écoles promis à un brillant avenir, ont-ils risqué leur propre vie pour sauver celle d’autrui et combattre l’occupant ? Cette question me fascine depuis l’adolescence, et me fascine toujours, parce qu’une part de mystère infrangible demeure. L’engagement dans la Résistance est indépendant des appartenances politiques, sociales, religieuses, familiales. Certains étaient très instruits, très au fait de la question politique ; certains avaient une forte fibre patriotique ; et d’autres pas particulièrement. Dans une même famille, vous pouviez avoir un frère résistant, un autre membre de la milice. Allez comprendre ! Tous ceux que j’ai connus se sont décidés en quelques minutes. L’inaction leur était insupportable. Bien évidemment, une telle décision est vertigineuse. Mais il faut relativiser : comme pour le reste de la population, les jeunes résistants constituaient une frange marginale (environ 10 % de leur tranche d’âge). Il y eut des jeunes « salopards », pour reprendre une expression de l’époque : des profiteurs, des dénonciateurs, des opportunistes.
DG : Un engagement ne se fait toutefois jamais ex nihilo…
JCN : Bien sûr, l’élément déclencheur résulte souvent d’une conjonction de plusieurs facteurs : un contexte, une rencontre, des juifs ou des soldats alliés qu’il faut cacher en urgence, des copains qui vous entraînent dans le maquis au moment de l’instauration du STO (Service du travail obligatoire), une menace directe, etc. Mais cela n’explique pas tout. Pourquoi rester au maquis, par exemple ? Les conditions de vie n’y étaient pas celles d’une colonie de vacances. De même, beaucoup de jeunes communistes, se sentant Français avant tout, se sont mobilisés bien avant 1941, en dépit des consignes du parti. C’est toute la beauté de la Résistance. Des volontaires se sont dressés librement, par refus de l’iniquité, de l’aliénation et du mensonge. Étudiant le sujet depuis quarante ans, je ne crois pas du tout que ces jeunes étaient manipulés. Il faut voir comment les Compagnons rencontrés, pourtant déjà bien vieux, se redressaient à l’évocation de cette période, l’œil étincelant, la voix vibrante. C’était fantastique. Assumant des risques incroyables, ces hommes avaient pris leur destin en main, guidés par une immense liberté intérieure.
DG : Pourquoi faire une large place aux femmes ?
JCN : Si quelques grandes figures sont bien connues (Lucie Aubrac, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Germaine Tillion, Élisabeth de Miribel, etc.), la majorité d’entre elles demeurent encore dans l’ombre, leurs parcours sont moins bien renseignés. Or, elles ont joué un rôle fondamental. Coiffeuse, infirmière, dentiste, mère de famille, assistante sociale, adjointe de chef de maquis, ou plus rarement chef de réseau, leurs profils sont encore plus divers que chez les hommes. Des femmes qui, devant assurer la survie de leur famille, se retrouvèrent soudain à nourrir des maquisards ou des aviateurs anglais, ou à parcourir des dizaines de kilomètres, le soir venu, pour faire traverser la ligne de démarcation. Là encore, quels destins ! Beaucoup y ont laissé leur peau. Certaines, comme Odile de Vasselot, Jacqueline Fleury (17 ans en 1940, rescapée de la Shoah) ou Michèle Agniel (19 ans en 1945, rescapée de Ravensbrück) sont toujours en vie. Le visage de Denise Domenach-Lallich (décédée en juillet 2020) s’est imposé pour la couverture du livre. La jeunesse, l’espoir, le sourire, le regard qui pétille, tout y est.
DG : Vous évoquez aussi l’histoire du clan routier Guy de Larigaudie…
JCN : Fait unique, cette unité des Scouts de France a été décorée à titre collectif de la médaille de la Résistance pour sa participation active : renseignements, distribution de tracts et de journaux clandestins, réception de parachutages d’armes. Douze sur vingt-quatre de ses membres sont morts pour la France. Mais ne faisons pas de généralités. Le scoutisme n’était pas un milieu plus porteur qu’un autre.
DG : Les lettres de condamnés à mort, mêlant candeur et grandeur, sont bouleversantes…
JCN : Quels que soient le degré d’instruction, les mots choisis, le ton empreint de naïveté (certaines s’adressaient à de jeunes enfants), ces lettres, souvent écrites avec l’assistance d’un prêtre, sont en effet magnifiques. Peu censurées, elles étaient aussi des armes de guerre pour les Allemands, une manière de dire : « Voici les conséquences familiales. » Effectivement, quelle déflagration dans les familles ! N’oublions pas que ces fusillés étaient considérés comme des terroristes. « C’était mon destin », « Maman, ne fais pas de bêtise », « Remarie-toi », « Oublie-moi ». Leur teneur est poignante et terrible. La préoccupation principale, surtout chez les jeunes, était de préserver la famille, d’atténuer la peine.
DG : Le succès de votre compte Twitter ne dément-il pas l’idée que le temps des héros serait achevé ?
JCN : Que faut-il entendre par héros ? Des « super-héros » version Marvel actuelle, physiquement très forts ? Ou des hommes d’un courage supérieur, ayant le sens du risque et de l’engagement ? Les résistants de 1939-1945 appartiennent, bien sûr, à la seconde catégorie. Et le succès de mon compte prouve que les grands principes qui les habitaient, en apparence à contre-courant de nos sociétés de vacuité et de notoriété facile, sont éternels : dépassement de soi, honneur et droiture, défense de la liberté et du bien commun, respect inconditionnel de la dignité humaine. Leurs récits de vie font résonner en nous quelque chose de très profond qui nous renvoie à cette grande question : pour quoi vivre ? Qu’aurais-je fait dans une même situation ? On touche là au mystère de la condition humaine. La Résistance est indéniablement une des plus belles pages, unique, de l’Histoire de France.
© 01.02.2023