Le général de Gaulle et le général Ailleret Tristan Lecoq - Académie du gaullisme

Académie du Gaullisme
Président Jacques Myard
Secrétaire générale Christine ALFARGE
Président-fondateur Jacques DAUER
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Le général de Gaulle et le général Ailleret : le caractère et la carrière,
la modernisation des armées, le politique et le soldat




  Par Tristan Lecoq,
Soy yo y mi circunstancia » : il y a moi et ma circonstance, écrit le philosophe espagnol José Ortega y Gasset. De Gaulle et Ailleret. Deux hommes dans leurs circonstances, dans leurs contextes, dans leurs relations. Deux carrières militaires fort différentes, inachevée pour l’un et parachevée pour l’autre. Deux personnalités, une même histoire, des routes de convergence. Pourquoi ? Comment ? Avec quelle inscription dans leur présent, dans leur histoire et dans la nôtre ?
Ce qui reste de cette relation unique et singulière, ce sont un temps long et un temps court. Un temps long : de juin 1940 à avril 1961, ce sont vingt ans de militaires en politique. Des années quarante aux années soixante. De de Gaulle à de Gaulle. En filigrane : la France, son histoire et ses valeurs. La Nation, et son indépendance, la défaite et la Résistance, l’Algérie et la tragédie. Un temps court : c’est un accomplissement et un tombeau, de 1962 à 1968 avec l’indépendance nationale, la dissuasion nucléaire, les Armées et leurs chefs. Avec un point d’orgue : 1967, un article dans la RDN, les accords Ailleret–Lemnitzer et le lancement du premier Sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) Le Redoutable, ainsi que les travaux de l’Île Longue.
Seront ainsi successivement présentés trois moments des relations exceptionnelles de deux hommes exceptionnels, chacun à leur manière. Ce sont d’abord deux militaires différents, une même force de caractère, une même distance du et au milieu militaire. Ce sont ensuite deux concepteurs et deux acteurs de la modernité : les chars, le nucléaire, la défense nationale. Enfin, ce sont l’expérience et l’accomplissement : le politique et le soldat.

Deux militaires différents, une même force de caractère, une même distance du et au milieu militaire.
 
Ce sont, en premier lieu, des hommes qui font des choix de carrière rationnels, sinon calculés. Le Saint-Cyrien Charles de Gaulle choisit à sa sortie de l’École spéciale militaire (1910) l’infanterie et sert au 33e Régiment à Arras, sous les ordres du colonel Pétain. Choix logique : c’est dans la guerre à venir l’infanterie française qui doit porter l’offensive courte et décisive… et dont le cinquième des effectifs compte parmi les pertes dues à la Grande Guerre, en 1918. Le Polytechnicien Charles Ailleret choisit à sa sortie (1928) l’École d’artillerie, l’« arme savante ». Choix logique : c’est l’artillerie qui fut l’arme essentielle et meurtrière du temps long de la Première Guerre mondiale, avec les chars et les avions dans sa phase finale.
Deux carrières bien différentes, à suivre en fait. Une carrière militaire inachevée pour de Gaulle, une carrière militaire parachevée pour le général Ailleret. Le 6 juin 1940, le général de brigade à titre temporaire Charles de Gaulle entre en politique, dans le gouvernement de Paul Reynaud. Un choix assumé et répété les 18, 22 et 28 juin 1940. Il n’en sortira plus. Charles Ailleret gravit tous les grades d’un cursus honorum militaire qui le conduira jusqu’au poste de Chef d’état-major des Armées, premier Céma et premier des Céma, en juillet 1962.
Au cours de ces carrières militaires qui semblent peu comparables, une même attitude attentive des deux hommes émerge cependant : de Gaulle passe de l’infanterie aux chars et Ailleret de l’artillerie au nucléaire… via les parachutistes. Deux expériences également complémentaires se dessinent : celle du chef de la France libre, de la France combattante et du gouvernement, et celle d’un des chefs de la Résistance militaire en France au sein de l’Organisation de résistance de l’Armée (ORA), combattant et résistant, arrêté le 14 juin 1944 et déporté le 15 août 1944, le jour du débarquement le plus français des deux, en Provence.
Ce sont aussi et très tôt deux caractères bien trempés. La comparaison de leurs notations respectives est éclairante. Charles de Gaulle est ainsi noté en 1921 : « Officier de haute valeur, et qui le sait ». Le même, en 1928 : « Ne sait pas avoir tort, n’admet pas qu’il puisse être discuté, mais discute aisément jusqu’au droit de ses chefs ». Charles Ailleret est noté ainsi le 31 juillet 1930, élève à l’École d’application de l’artillerie : « Officier intelligent (…) mais fait preuve parfois de trop d’indépendance, est trop sûr de lui, et se contente volontiers d’à-peu-près. A besoin d’être commandé ». Le même, en 1939 : « Caractère un peu difficile ».
Ce sont deux intelligences marquées et remarquées, assez souvent à leur détriment, par une institution militaire plutôt portée par essence et par construction au conformisme. Ainsi, de Gaulle est-il noté à la fin de sa 2e année à l’École de Guerre : « Officier intelligent, cultivé et sérieux. Beaucoup d’étoffe. Gâte malheureusement d’incontestables qualités par une assurance excessive, une rigueur pour les opinions des autres et son attitude de roi en exil (…) Plus d’aptitude pour l’étude d’un problème que pour l’examen pratique de son exécution ». Charles Ailleret est noté par le général Poydenot, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et du Centre des hautes études militaires (CHEM), le 10 juillet 1953 : « Sûr de lui, il expose avec précision et, souvent, avec une originalité qui peut surprendre, des idées prêtant parfois à discussion (…). [Paraît] plus à son aise dans le conseil que dans le commandement ».
Alors qu’il commande la 43e Demi-brigade de parachutistes, le colonel Ailleret est ainsi noté par son supérieur, le colonel Faure, le 22 janvier 1949 : « Officier très brillant (…) Il a un tour d’esprit intéressant mais souvent paradoxal ce qui a parfois dérouté ceux qu’il commandait. Très sûr de lui, il a seulement effleuré les problèmes d’instruction de la troupe. Il est regrettable qu’étant aussi bien doué, il n’ait pas profité à fond de la magnifique expérience qui lui était offerte (…) il a souvent hâtivement jugé ses cadres ». À la question « Est-il de ceux que vous souhaitez avoir sous vos ordres », qui conclut la fiche de notation, le même indique sobrement et définitivement « non ». Le 30 septembre 1949, changement de ton : « Beaucoup moins paradoxal qu’il n’était à son arrivée (…) il est beaucoup mieux compris et par ce fait mieux suivi (…). D’un caractère entier, un peu trop particulariste. Droit et franc, il est un camarade sûr ».
Une remarque sur un avant et un après. S’il l’a assez peu souvent évoquée, la captivité qu’il a subie pendant la Grande Guerre a profondément marqué de Gaulle. Comment la déportation n’aurait-elle pas marqué Charles Ailleret ? Le jeune lieutenant ainsi décrit par son supérieur, le 16 janvier 1933 « Très gai, boute-en-train, vivifie manœuvres et études (…) séduisant, à pousser » est devenu un officier général « … lucide, volontaire et froid » tel qu’apprécié par son chef le général Olié, alors commandant supérieur interarmées en Algérie, le 7 septembre 1961…
Ce qui frappe enfin chez les deux hommes, c’est à la fois une forme d’incompréhension de la part d’un milieu militaire qui est le leur et, en retour, une  distance qui confine au mépris pour le milieu et ceux qui le composent. L’un comme l’autre sont sévères pour leurs pairs qui le leur rendent bien. « Esprit critique, volontiers provocateur et abrupt, Charles Ailleret se confiait peu. L’humour décapant confine parfois au sarcasme cruel. Ses carnets (…) le révèlent peu enclin à l’indulgence pour la bêtise, le conformisme et l’insuffisance de caractère (…). » La défiance de l’« établissement » militaire vis-à-vis de Charles de Gaulle est permanente durant l’entre-deux-guerres. Tour à tour l’arme blindée, l’armée de métier et l’organisation de la défense nationale, autant de thématiques conçues et construites par de Gaulle en opposition le plus souvent frontale par rapport aux positions aussi bien des états-majors de l’Armée que du monde politique, à quelques très rares exceptions près, sont écartées et ignorées, avec les militaires au premier rang. Tout cela est bien connu.
Ce qui l’est peut-être moins, c’est la réaction de ce même milieu militaire à l’égard du général Ailleret dans les années 1960, dans le double contexte de la fin de la guerre d’Algérie et de la priorité accordée à la dissuasion nucléaire, la première étant la condition nécessaire de la seconde.
L’Algérie, d’abord. Charles Ailleret rédige un ouvrage à la fois très personnel, très documenté et très convaincant sur la guerre d’Algérie qu’il intitule Général du contingent. Il reprend par là même un qualificatif qu’un de ses pairs lui avait attribué, au sens le plus péjoratif possible, pour décrire son comportement en Algérie, c’est-à-dire celui d’un général républicain et d’un citoyen en kaki… comment ne pas penser à ce que déclare le général de Gaulle en 1961 devant des parlementaires : « L’Armée ? Elle a été contre Dreyfus, pour Pétain et maintenant (…) pour l’Algérie française. Pourquoi voulez-vous que j’attache une importance quelconque à ce qu’elle pense ? »
Il n’empêche : les deux hommes sont des cibles à abattre pour les ultras de l’Algérie française. Attentats contre le général de Gaulle. Condamnation à mort du général Ailleret par l’Organisation de l’armée secrète (OAS) le 9 septembre 1961 et plastiquage de son domicile parisien, le 23.
La dissuasion, ensuite. « Au printemps de l’année 1966, le général Ailleret, Céma, présentait aux Saint-Cyriens dont j’étais, la politique de défense de la France (…) Ce Polytechnicien incarnait une autorité pesante et lointaine (…) nous fûmes sidérés par sa démonstration (…) L’arme nucléaire est la clé de voûte de toute stratégie militaire française (…) [un] exposé froid et parfois technique (…) citant le général de Gaulle “… notre indépendance exige, à l’ère atomique où nous sommes, que nous ayons les moyens voulus pour dissuader un éventuel agresseur, sans préjudice de nos alliances mais sans que nos alliés tiennent notre destin entre leurs mains”. »
Pour des officiers dont l’horizon et le contexte étaient ceux de l’Algérie et de la guerre froide, la réorientation complète de la stratégie militaire de la France les projetait rudement dans un monde nouveau qui pouvait susciter de l’incompréhension et entraîner de la distance.
 
Deux conceptions de la modernité : les chars, le nucléaire, la défense nationale.
De Gaulle et les blindés : le concept, la guerre, l’emploi.
 
Le lieutenant-colonel, puis colonel de Gaulle commande le 507e Régiment de chars de combat (RCC) du 5 juillet 1937 au 2 septembre 1939. C’est non seulement son premier commandement d’un régiment, mais la première fois qu’il sert dans une unité de chars. Il n’a été associé ni à la conception, ni à la construction, ni à la mise au point des matériels. Encore moins à leur doctrine d’emploi, s’il en fait une ligne de force de ses propres écrits. Penseur de la modernité et des combats à venir, il n’a été lu que par très peu de militaires, très peu de politiques, un peu plus d’étrangers. Il est comme exilé dans ses conceptions dans l’archipel de l’Armée française de 1940.
Conformément à la ligne retenue par l’État-major de l’Armée, les chars en service dans l’Armée française sont des chars « d’accompagnement de l’infanterie », tels les R-35 et R-39 de Renault et les H-35 et H-39 de Hotchkiss. Les chars dits « de combat », tels les D1 et D2 de Renault qui équipent le 507e RCC et les B1bis sont regroupés en bataillons. Les chars « de cavalerie », tels l’excellent Somua S-35, équipent les Divisions légères de cavalerie (DLC) et les Divisions légères mécaniques (DLM) en 1940. Aucune grande unité blindée n’est constituée avant le début de l’année 1940, pour les deux premières Divisions cuirassées de réserve (DCR). Leur formation et leur emploi se feront sur le terrain.
Seule la 4e DCR est employée et engagée comme une grande unité blindée par le colonel, puis général de Gaulle, du 17 mai au 5 juin 1940. Une grande unité blindée qui n’en est pas une, ce qui conduit de Gaulle à appliquer ses idées dans un cadre matériel, militaire et tactique qui lui est imposé, et dans un contexte opérationnel, militaire et stratégique sombre. Le résultat : Montcornet, Laon, Abbeville. Remarquable, mais peu. Ce n’est quand même pas Koursk…  
 
Charles Ailleret et l’arme nucléaire : de la conception de l’outil à son concept de non-emploi.
 
Charles Ailleret passe dix ans de sa carrière, de 1952 à 1961 à participer à la conception, à la construction, à la mise au point de l’outil nucléaire. Il est en 1952 responsable des « armes spéciales » de l’Armée de terre. Dans le même temps, il devient responsable des applications militaires au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Il est en 1958 « Commandant interarmées des “armes spéciales” ». Général de division, il dirige les opérations qui conduisent à l’explosion de la bombe A française à Reggane, le 13 février 1960 (Gerboise bleue).
Technicien de l’armement et pédagogue de l’atome, il fait partie du cercle très fermé de ces spécialistes qui conduisent la recherche en la matière et qui conçoivent les développements stratégiques qu’il induit. Penseur de l’arme nucléaire, il comprend et énonce ce qui est pour lui à la fois une évidence logique et un impératif catégorique : le nucléaire est une révolution dans les affaires stratégiques et la France a besoin d’en disposer pour exercer une influence politique, diplomatique et militaire.
Entre de Gaulle et Ailleret, l’un pour les chars et l’autre pour le nucléaire, il y a donc une même vision de la modernité militaire de leurs circonstances, avec une différence de taille : le premier n’a pas l’outil de sa doctrine, le second crée l’outil et conçoit la doctrine. L’outil précède dans ce cas la doctrine et conduit au « passage à l’énoncé », comme aurait dit Freud, mais celui-ci vient ensuite. C’est aussi cela qui peut expliquer une forme de décalage dans l’usage qui est fait de cette arme. Sous la IVe République, silence et secret entourent l’arme atomique. Ce ne sera sûrement pas une grosse artillerie ! Mais s’en servirait-on dans un cadre interallié, c’est-à-dire celui de l’Otan, c’est-à-dire sous contrainte des États-Unis ? Sous la Ve République, le nucléaire devient public. Parce qu’il s’agit d’une arme politique et non d’un outil militaire. Parce que l’indépendance nationale est à ce prix. La convergence est complète entre les deux hommes.
De Gaulle et Ailleret : une même vision d’une même défense d’une même nation.
De février 1932 à septembre 1937, le chef de bataillon puis lieutenant Colonel De Gaulle est affecté à la 3e section du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), organe de coordination interministérielle en la matière. Il y est chargé de rédiger les notes préparatoires qui conduiront à l’élaboration du projet de loi « Sur l’organisation de la Nation pour le temps de guerre », qui sera voté par les chambres et publié au Journal officiel le 11 juillet 1938. D’avoir été, pendant les cinq années qui précèdent, au cœur de ce chantier que la guerre arrêtera, en septembre 1939, représente un élément important de la construction de la culture administrative, militaire et politique du Général. Il est au cœur des enjeux militaires et non-militaires, politiques et institutionnels, financiers et budgétaires des années trente.
L’organisation de la défense de la France voulue et mise en place par le général de Gaulle dans les années 1960 est ainsi une conséquence de l’« étrange défaite » de juin 1940 et de la conscience que celle-ci, pour une bonne part, résulte d’un grave défaut d’architecture gouvernementale et militaire, et de l’échec de la défense des frontières dont la matérialisation la plus achevée, sinon la plus excessive fut la ligne Maginot.
En 1935, le lieutenant Charles Ailleret, affecté à la Section technique de l’Armée, soutient et publie une thèse de droit consacrée à L’organisation de la Nation en temps de guerre. Plusieurs chapitres de ce travail universitaire portent sur la défense nationale, son organisation interministérielle, son organisation interarmées. Une idée-force traverse l’ouvrage : l’organisation est une clef du succès des armes, la mise en cohérence des politiques publiques est nécessaire, la rationalité indispensable. Le jeune officier d’artillerie, docteur en droit, développe une réflexion sur l’articulation des relations entre le militaire et le soldat, dans le respect d’une double dialectique de la légitimité et de la responsabilité qui constitue comme le socle de sa conduite ultérieure et le versant juridique du Fil de l’épée.
Les deux officiers pensent la défense nationale dans sa globalité, sinon dans les mêmes termes. N’y manque que le nucléaire.
L’expérience et l’accomplissement : le politique et le soldat.
Un même chemin pour deux officiers, une même conscience et un choix individuel pour deux hommes, un même engagement de deux Français, pour la France et son indépendance.
Les expériences vécues par Charles de Gaulle et par Charles Ailleret sont les mêmes, bien que le rôle, le rang et la place diffèrent. C’est la tragédie de juin 1940 et ses conséquences, avec la défaite, l’armistice, l’asservissement. C’est la dépendance militaire et ses conséquences, avec pour de Gaulle une armée française reconstruite à partir de 1943 sous contrôle opérationnel des États-Unis, et pour Ailleret une armée française subordonnée aux intérêts militaires américains, de 1945 à 1958. C’est l’impuissance politique et ses conséquences, une décolonisation jamais maîtrisée, les guerres d’Indochine et d’Algérie, et dans ce dernier cas une guerre franco-algérienne, algéro-algérienne, franco-française. Le pouvoir aux militaires et la guerre civile.
Les réponses des deux officiers sont les mêmes : la dissuasion nucléaire, la sortie en huit ans des organismes de planification intégrés de l’Otan et la réforme des Armées, la réforme des institutions et, par voie de conséquence, de nouvelles relations entre le politique et le militaire. Tout est lié : c’est « … une véritable révolution des mentalités qu’a opéré l’arrivée de Charles de Gaulle au pouvoir, la mise au pas des chefs rebelles pendant la guerre d’Algérie, la réforme des institutions et l’apparition de l’arme nucléaire. »
En 1940 pour Charles de Gaulle et en 1942 pour Charles Ailleret, c’est un état de conscience individuelle qui l’emporte sur l’obéissance et le collectif. Une crise de l’Armée et une crise dans l’Armée. Une crise de l’État et une crise dans l’État. Parce qu’en France, c’est la permanence de l’État qui est garante de celle de la Nation. Parce que l’État s’incarne d’abord et en premier lieu dans l’Armée, depuis l’ordonnance royale du 2 novembre 1439 de Charles VII qui crée l’armée permanente, comme le colonel de Gaulle l’avait illustré dans La France et son Armée (Plon, 1938).
L’armistice et la capitulation changent la donne. Comprendre ce qui se joue, refuser la défaite, s’engager pour résister signifie s’insurger contre le gouvernement du maréchal Pétain, contre l’État, contre l’Armée. L’appel du 18 juin 1940 doit être lu ainsi : l’armistice n’est pas la seule voie possible. La résistance est l’autre terme de l’alternative. L’accomplissement silencieux du devoir imposé par la hiérarchie doit cesser. De Gaulle invoque en fait des valeurs supérieures à la discipline, à partir d’un refus qui ne se fonde pas sur une seule analyse politique ou militaire, mais qui repose sur une posture morale qui ne le quitte jamais, de 1940 à 1945.
 
La guerre cesse d’être un destin collectif dont une défaite temporaire imposerait sa loi à un État, à une Nation, à leur Armée. Pour l’Armée, c’est le renversement de ses propres valeurs. Non plus la discipline et l’obéissance, mais un état de conscience qui détermine un choix individuel, dans un milieu militaire plus porté par sa formation, ses traditions, l’entre-soi qui y règne à choisir l’ordre. Ce n’est pas un choix théorique : Dakar, le Gabon, la Syrie sont des combats fratricides. L’engagement dans la résistance militaire peut aller jusqu’à la déportation : c’est le chemin du capitaine Charles Ailleret.
Dans l’histoire de la conscience du corps militaire, vient le temps des individus. À la décision collective de l’État s’oppose une forme de guerre individuelle dans le moment de la décision, de l’esprit, de la forme de la lutte. Pour l’Armée, le temps des individus date de juin 1940. Il ne s’achève que vingt ans plus tard avec le retour du collectif, de la discipline, de la Nation. « Vous n’êtes pas l’Armée pour l’Armée. Vous êtes l’Armée de la France. Vous n’existez que par elle, pour elle et à son service.»
De juin 1940 au putsch des généraux d’Alger. De la défaite au nucléaire. De de Gaulle à de Gaulle. Charles Ailleret s’inscrit pleinement dans ce mouvement qu’il comprend, qu’il incarne, qu’il illustre. En décembre 1942, après l’occupation de la zone non occupée il rejoint la Résistance dans l’ORA, dont il devient le chef pour la Zone Nord. Arrêté en juin 1944, déporté à Buchenwald le 15 août, il rentre en France en avril 1945. Chef militaire efficace, discipliné et loyal en Algérie, scientifique et soldat, militaire et républicain. C’est l’homme qu’il faut à de Gaulle qui lui écrit le 18 avril 1962 : « Mon cher Ailleret, Comme je vous l’avais dit, vous venez en Métropole. Votre destination y sera très importante. En Algérie, vous avez bien servi de bout en bout et, notamment, comme Commandant supérieur des forces (…) Croyez, mon cher Ailleret, à mes sentiments bien cordiaux. »
L’arme atomique, la dissuasion, l’indépendance nationale sont liées. Une arme nouvelle et non une nouvelle arme en devient la clef de voûte : le nucléaire. C’est à Charles Ailleret, nommé au poste de Chef d’état-major des Armées le 16 juillet 1962 qu’il revient de conduire la plus forte mutation des Armées dans leur histoire contemporaine. Mise en place de la force de frappe, réforme des Armées, retrait achevé en 1966 des organismes de planification intégrés de l’Otan.
Sous la IVe République, le nucléaire est une affaire militaire et secrète. C’est sa raison d’être. Sous la Ve République, le nucléaire est une affaire politique et publique. C’est sa raison d’être. « L’effort engagé [en matière de nucléaire militaire] par la France depuis six décennies se caractérise (…) par la volonté de concilier l’autonomie stratégique et l’indépendance nationale dans un cadre allié. » Dans le droit fil de l’article de décembre 1967 du général Ailleret dans la RDN et du Livre blanc sur la Défense nationale de 1972, jusqu’à nos jours.
La clef de la conception de l’armement atomique, de la réalisation du programme nucléaire militaire, et de la mise en condition opérationnelle de la force de frappe réside dans une procédure singulière : la démarche capacitaire. La politique de défense est arrêtée par le général de Gaulle, président de la République, chef des armées. Ce sont les missions assignées par le pouvoir politique aux forces nucléaires qui déterminent les besoins opérationnels des forces en termes d’effets recherchés, c’est-à-dire les seuils de destructions à infliger à un adversaire pour le dissuader de s’attaquer aux intérêts vitaux du pays.
En matière nucléaire, les capacités militaires requises sont calculées par l’État-major des Armées, sous l’autorité du Chef d’état-major des Armées. Organisation des forces et moyens opérationnels, moyens de commandement, infrastructures et environnement des forces, doctrine de non-emploi. Un calendrier de réalisation des capacités opérationnelles requises et traduites en termes de budget et d’équipement est arrêté en Conseil de défense et soumis au Parlement. Ampleur du projet, cohérence d’ensemble, réalisation maîtrisée ont pour résultat la mise sur pied des forces nucléaires françaises dans leurs différentes composantes : leur traduction se lit dans les lois « de programme » puis « de programmation », exécutées pour l’essentiel jusqu’au début des années 1980.
L’élément central de la démarche réside dans la détermination des besoins opérationnels des forces. Il s’agit bien de la conjonction d’une volonté politique, d’une ambition nationale, d’une organisation interarmées et d’une démarche en quelque sorte rétroactive, à partir des capacités opérationnelles nécessaires pour y répondre. L’interarmées est une conséquence de la démarche capacitaire. L’interarmées prend le pas sur l’intérêt de chaque armée. C’est l’interarmées qui fait le Céma et non le Céma qui fait l’interarmées.
C’est ainsi que naît une véritable communauté du nucléaire, militaire mais qui va au-delà. L’effort financier, de recherche, de production industrielle est sans équivalent et conduit à la constitution d’un socle militaire, industriel et technologique national. Rien de comparable dans le domaine non-nucléaire, « classique » ou « conventionnel », au moins jusqu’aux années 1990. Absence de démarche  capacitaire. Choix d’équipements faits sans démonstration d’une finalité opérationnelle. Dérive inflationniste des coûts. Régulations budgétaires, dépenses non budgétées, marchés publics inadaptés. Il faut attendre en fait 2005 pour remettre en cause les processus en matière de choix des programmes d’équipements à partir d’une analyse des besoins des forces, c’est-à-dire une démarche capacitaire telle que le général Ailleret l’avait mise en place dans les années 1960 en matière d’armement nucléaire, et qui a été respectée depuis. C’est en effet le principe de l’articulation des menaces et des effets recherchés qui conduit à la satisfaction globale, cohérente, durable des besoins opérationnels des forces.
Le 27 mai 2005, le général d’armée Henri Bentégeat, Céma, écrit que « La première [raison de la réforme] est de placer l’opérationnel au centre des priorités de ce ministère (…) il [est] devenu très important que les grands choix de formats et d’équipements (…) procèdent d’une vraie analyse capacitaire partant des besoins de défense et de sécurité de notre pays » avec une définition par l’EMA de la notion de « capacité militaire » : « … un ensemble constitué d’hommes équipés, organisés et employés en application d’une doctrine, en vue d’une finalité principale qui se traduit par l’obtention de l’effet recherché nécessaire à la réussite d’une mission définie et attribuée aux forces armées par le Gouvernement ». On lira dans ces deux textes l’exceptionnelle actualité du général Ailleret, véritable concepteur de la démarche capacitaire. « C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source ». Le jeune Saint-Cyrien devenu Céma songeait-il au général Ailleret et à ses propos, près de quarante ans plus tard ?
Deux relations militaires très fortes ont existé entre de Gaulle et les généraux. L’une, très connue, avec Leclerc. L’autre, moins et même bien moins connue, avec Ailleret. Avec Leclerc, c’est une fidélité filiale chez l’un, une confiance forte et une émotion rare chez l’autre. « J’aimais votre mari » écrit le général de Gaulle à Mme Leclerc de HauteClocque, le 29 novembre 1947, le lendemain de la mort du général « qui ne fut pas seulement le compagnon des pires et des plus grands jours, mais aussi l’ami sûr, dont aucun sentiment, aucun acte, aucun geste, aucun mot ne furent marqués, même d’une ombre, par la médiocrité. Sous l’écorce, nous n’avons jamais cessé d’être profondément liés l’un à l’autre ».
Avec Ailleret, ce sont l’estime et le respect mutuels. À la mort tragique du général Ailleret, de Gaulle adresse deux lettres à son fils. Dans la première, écrite le 10 mars 1968 à titre privé, il écrit que « … votre père était pour moi un fidèle ami et compagnon ». Dans la seconde, rédigée le 12 mars à titre militaire et national, il évoque la vie, le devoir et l’accomplissement : « Je n’oublierai jamais les éminents services rendus par le général Ailleret tout au long de sa carrière, en temps de guerre et en temps de paix, notamment et en dernier lieu dans le domaine de la reconversion de nos armées en vue de leurs missions de demain ».
Entre de Gaulle et Ailleret, ce sont l’Algérie, la République et l’atome qui cimentent une fidélité intellectuelle et nationale. La fin de la guerre d’Algérie, la réforme des Armées et la dissuasion sont liées. Les militaires rentrent dans le rang en échangeant leur silence politique contre une obéissance atomique. Mais c’est une arme nouvelle et non une nouvelle arme, non pas militaire mais politique. Suivent soixante ans d’une subordination acceptée dans la dialectique des légitimités.
Le général Charles Ailleret, Chef d’état-major des Armées, a assumé la plus forte mutation militaire du XXe siècle. Il a assuré l’indépendance nationale. Il a assisté le Chef de l’État, chef des Armées, maître de la dissuasion. Le premier des militaires avait remis la dernière des armes entre les mains du premier des Français.
 
                                                       Tristan Lecoq
 
*Capitaine de vaisseau (CR), inspecteur général (Histoire-Géographie), membre de l’Académie de Marine et membre associé de l’Inspection générale des Affaires maritimes.
                                                                      Note préliminaire : « De Gaulle et Ailleret » Intervention lors du colloque « Le général Ailleret et la modernisation des armées françaises » (20 mai 2021).

© 01.03.2025

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