La vision gaullienne de la défense nationale
par Christine Alfarge,
«L’esprit régalien n’est jamais aussi fort que lorsqu’il s’agit de l’armée incarnant à la fois la souveraineté nationale, le progrès technologique et scientifique, la protection de la nation contre toutes les menaces extérieures ».
Au regard de l’histoire, c’est en 1932 que le général De Gaulle qui faisait partie du secrétariat du Conseil supérieur de la Défense nationale, rédige un écrit politico-philosophique et militaire « le Fil de l’épée », consacré aux conditions morales, politiques et stratégiques nécessaires à une défense nationale.
En 1934, il publie « Vers l’armée de métier », puis quatre années plus tard, « La France et son armée », un livre censé alerter les pouvoirs publics sur l’urgence absolue d’une nouvelle doctrine stratégique devant intégrer les armes mécanisées et leur utilisation offensive. Pendant la « drôle de guerre », il tente encore une fois d’attirer l’attention du pouvoir politique et de l’état-major sur la nécessité de disposer de divisions blindées face au péril allemand.
Il préconise la création d’un corps d’armée mécanisé permanent d’au moins 100 000 hommes pouvant se porter en première ligne comprenant plusieurs divisions d’infanterie dotées de chars en quantité, d’artilleries lourdes et de transmissions modernes. Ses théories en matière d’armement et de défense ne sont pas admises par l’état-major français, l’ironie du sort veut que ce soit les généraux allemands qui aient compris la démarche du général De Gaulle enrichissant leurs propres stratégies en France, en Russie et en Afrique du Nord.
Le général De Gaulle développe des idées modernes sur l’armée de métier et milite pour la création d’un corps professionnalisé, jeune, rigoureusement formé durant des années sur les innovations technologiques avec pour atouts majeurs, la mobilité et la haute qualification de cette grande armée. Il plaide en faveur de méthodes sophistiquées de transmissions et de renseignements pour vaincre dans des guerres modernes.
À son époque le général De Gaulle fit preuve d’une clairvoyance exceptionnelle au sujet de la dissuasion nucléaire dont les décisions politiques allaient engager le destin de la France comme nation indépendante, libre, responsable de ses actes. L’une des conditions nécessaires à cette autonomie de décisions résidait dans la capacité d’assumer par ses propres moyens, la défense de son territoire face à toutes agressions militaires directes qui remettraient en cause sa survie.
La stratégie nucléaire française.
La politique française de défense nationale engagée dès les débuts de la Vème République, avec pour composante essentielle la force de dissuasion nucléaire, demeurera inchangée avec les successeurs du général De Gaulle, malgré le changement de contexte international.
De 1960 à 1980, les réalisations françaises au niveau de la force nucléaire sont significatives, à titre d’exemple, les forces aériennes stratégiques, composées de « Mirage IV », les missiles balistiques, les armes nucléaires tactiques ainsi que le développement de la force océanique stratégique, décidé par le général De Gaulle depuis mars 1968.
En 1978, la construction d’un sixième sous-marin nucléaire « l’Inflexible », sera ordonnée par le Président Valéry Giscard d’Estaing. Les progrès spectaculaires de l’armement nucléaire français classent la France à la troisième place des puissances nucléaires, derrière les Etats-Unis et l’URSS, mais avant la Grande-Bretagne.
Alors qu’il inspecte les institutions de l’Enseignement militaire supérieur le 15 février 1963, De Gaulle évoque l’importance capitale pour la France de se doter de l’arme atomique. « Nous savons tous que les capacités intrinsèques des armes atomiques sont telles, en effet, que le peuple qui en sera victime, même s’il ne s’agit que d’un emploi restreint, subira, sinon la mort, tout au moins un drame inouï, même si ce peuple-là, en même temps qu’il recevra les bombes, parvenait à anéantir l’adversaire qui les lui aurait lancées. Dans ces conditions, il est évident, que pour un pays, il n’y a pas d’indépendance imaginable s’il ne dispose pas d’un armement nucléaire, parce que, s’il n’en a pas, il est forcé de s’en remettre à un autre, qui en a, de sa sécurité et, par conséquent, de sa politique. … Pour la France, à qui sa situation géographique, sa raison d’être historique et sa nature politique interdisent la neutralité, pour la France, qui d’autre part, n’entend pas remettre son destin en propre à un étranger, si amical qu’il puisse être, il est absolument nécessaire qu’elle ait de quoi agir dans la guerre, autrement dit un armement atomique. » Discours et messages. Pour l’effort 1962-1965, Charles De Gaulle.
Par son choix, le général De Gaulle a permis la construction d’une infrastructure gigantesque pour l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, mais il a surtout obtenu la reconnaissance des Alliés ainsi qu’un statut pour la France de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies parmi les cinq puissances nucléaires déclarées lui permettant de peser de tout son poids sur les relations internationales.
« De Gaulle est un stratège, écrivait Pierre Messmer. » Il voit loin et ses choix, les plus contestés au moment où il les annonçait, se sont souvent révélés bons pour la France, quelques années plus tard. Sa stratégie est une stratégie de paix… Son obstination à faire de notre pays une puissance nucléaire ne s’explique pas seulement par la volonté politique et militaire de disposer des armes les plus puissantes mais aussi parce que ces armes, mieux que tout, assurent le succès d’une stratégie de dissuasion, donc de paix. »
Un monde en mutation et imprévisible.
La France reste, comme les autres pays européens, exposée à une diversification de risques pouvant prendre des formes diverses allant du terrorisme au crime organisé, en passant par des conflits locaux ou régionaux. Il est primordial de rappeler la grande leçon géostratégique qu’Hélène Carrère d’Encausse adressait aux Européens vis-à-vis de la Russie : « ne laissons pas la Russie choisir l’Asie » disait-elle dans un entretien en 2018. De son côté, le président des Etats-Unis, Donald Trump, a toujours voulu un équilibre régional avec la Russie comme le général De Gaulle à son époque. Concernant la Chine, acteur stratégique de premier plan, sa montée en puissance militaire lui fera jouer un rôle régional déterminant dans le triangle nucléaire Chine, Inde, Pakistan. Reste à savoir si la montée en puissance de la Chine se fera pacifiquement sur le plan intérieur ou international ? L’accroissement de consommation de l’Asie ne risque-t-il pas d’engendrer des conflits extrêmement violents sur le contrôle des matières premières et la redistribution des ressources essentielles. Le rôle de certains acteurs régionaux dans les pays d’Asie et du Moyen-Orient, sera aussi déterminant pour l’équilibre de l’ensemble européen, voire du monde.
Confrontés à un environnement en mutation, nous devons, avec la plus grande acuité, faire preuve d’adaptation et d’anticipation afin de garder notre rang de puissance parmi les autres puissances internationales. La veille stratégique est permanente.
L’émergence d’une Europe politique, volonté ou illusion ?
L’évolution de l’Europe dépend de trois facteurs majeurs : le redéploiement stratégique des Etats-Unis en direction de l’Asie, les rapports entre rive Nord et rive Sud de la Méditerranée et sa capacité à construire une structure politique.
Il y a eu une tentative vers une Europe plus politique depuis la crise financière et économique mais les difficultés à se mettre d’accord ressemblent plus à une coquille vide qu’on a rempli, d’autres ne se sont jamais remplies. Il n’y a pas de défense européenne, peut-être voir émerger une Europe politique, c’est la grande question qui se pose aujourd’hui parce que nous sommes en pleine crise et que nous n’avions pas su décider d’une monnaie unique sans avoir défini en commun les secteurs compétitifs, l’inflation, les problèmes sociaux conduisant fatalement au chaos que nous connaissons aujourd’hui. L’attitude de l’Allemagne n’a pas aidé dans le sens d’un rapprochement, sa seule crainte étant d’assurer sa sécurité, bien que ni l’Amérique, ni la France ne s’étaient engagées à utiliser leur armement nucléaire stratégique pour défendre l’indépendance de l’Allemagne.
Pourquoi signer un nouveau traité de coopération et d’intégration en 2019 ?
En quoi défendrait-il, voire renforcerait-il notre souveraineté comme certains le prétendent ? Grâce à ce choix précieux du général De Gaulle, la dissuasion nucléaire assure à la France la souveraineté nationale, un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies depuis 1945. L’Allemagne qui n’a pas fait le choix du nucléaire veut servir ses intérêts actuels à travers le Traité d’Aix-la-Chapelle.
On est en droit de se demander pourquoi l’Allemagne lorgne toujours sur le Conseil de sécurité des Nations unies en proposant que la France cède son siège permanent à l’Union européenne ? En novembre 2018, Olaf Scholz, ministre des Finances, s’exprimait ainsi lors d’un discours sur l’avenir de l’Europe à Berlin « Si nous prenons l’Union européenne au sérieux, l’UE devrait également parler d’une seule voix au sein du Conseil de sécurité des Nations unies… À moyen terme, le siège de la France pourrait être transformé en siège de l’UE. »
Bien qu’une telle décision ne soit pas à l’ordre du jour, faut-il rappeler que le Conseil de sécurité compte cinq membres permanents dotés d’un veto, la France, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, leur conférant une influence tant sur la paix que la sécurité sur la scène internationale. Ils doivent cependant se mettre d’accord en votant sur toutes les décisions du Conseil de sécurité. Aucun membre ne peut prendre d’initiative sans en référer aux autres, si tel était le cas cela nuirait à la diplomatie des États, contraire à leurs intérêts.
Chapitre 2 article 3 du Traité d’Aix : Paix, sécurité et développement.
« Les deux Etats approfondissent leur coopération en matière de politique étrangère, de défense, de sécurité extérieure et intérieure et de développement tout en s’efforçant de renforcer la capacité d’action autonome de l’Europe. Ils se consultent afin de définir des positions communes sur toute décision importante touchant leurs intérêts communs et d’agir conjointement dans tous les cas où ce sera possible. »
Pourquoi faudrait-il converger seulement avec les visions et besoins allemands ? L’Allemagne est dans une logique d’intégration à tout prix avec la France, pour assurer sa propre sécurité. L’article 4 stipule « Ils se prêtent aide et assistance par tous les moyens dont ils disposent, y compris la force armée, en cas d’agression armée contre leurs territoires. » Paradoxalement, l’Allemagne qui n’a jamais voulu mettre les moyens financiers pour sa propre sécurité, nous envie la dissuasion nucléaire et notre autonomie militaire en Europe.
Selon l’article 8 du Traité d’Aix Chapitre premier : « Les deux Etats s’engagent à poursuivre leurs efforts pour mener à terme des négociations intergouvernementales concernant la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’admission de la République fédérale de l’Allemagne en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies est une priorité de la diplomatie franco-allemande. » Pourquoi la France, remet-elle sur la table la question de la réforme du conseil de sécurité, alors qu’elle a manifestement le plus à perdre dans cette réforme.
Dans son discours prononcé le 19 septembre 2023 devant l’Assemblée générale de l’ONU, l’ancien chancelier fédéral Olaf Scholz s’exprimait sur la réforme des Nations-Unies. Selon lui : « Les Nations-Unies doivent refléter la réalité d’un monde multipolaire, à ce jour, elles ne le font pas assez. Cette situation n’est nulle part aussi flagrante que dans la composition du Conseil de sécurité » Il préconisait : « Des négociations sans parti pris sur une réforme de l’ONU, aucun pays ne devrait bloquer ces négociations en formulant des exigences trop élevées ».
En attendant une telle réforme, l’Allemagne entend assumer ses responsabilités de membre non permanent du Conseil de sécurité en lançant toutefois un appel pour que sa candidature soit soutenue en 2027/2028. Est-ce le retour programmé d’une Allemagne hégémonique par ailleurs contrainte de repenser sa défense mais sur le dos de qui croit-elle pouvoir le faire ? La France a sa propre dissuasion alors que les Allemands n’ont jamais voulu mettre la main à la poche pour leur propre défense. Il n’y a pas de défense sans richesses.
Le poids et l’évolution de la puissance américaine auront une influence déterminante sur la conflictualité du monde. Par leur puissance économique et militaire, les Etats-Unis constituent le point de référence par rapport auquel se construit tout effort stratégique. Pour contenir l’émergence et l’expansion de puissances concurrentes potentielles, ils devront maintenir dans la durée leur supériorité économique, technologique et militaire. Nous sommes entrés dans un autre monde où les guerres sont et seront d’un type nouveau.
Autre principe de la stratégie gaulliste.
Les fondements de la politique de défense de la France reposent sur une conception globale de défense, l’autonomie stratégique et la solidarité européenne et transatlantique. L’ordonnance 59-147 du 7 janvier 1959, portant sur l’organisation générale de la défense, la définit ainsi : « La défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population. Elle pourvoit de même au respect des alliances, traités et accords internationaux ».
Selon Pierre Messmer : « Les alliances sont utiles et parfois nécessaires mais elles ne sont pas éternelles. Même bonnes et solides, elles s’usent, s’affaiblissent parce que les hommes, les nations, le monde changent sans arrêt.
« Rien ne peut faire qu’un traité reste valable intégralement quand son objet s’est modifié. Rien ne peut faire qu’une alliance reste telle quelle quand ont changé les conditions dans lesquelles on l’avait conclue. »Déclaration du général De Gaulle le 20 février 1966 tendant à justifier le retrait de la France du commandement intégré de l’Otan.
Si l’Otan reste le fondement de la défense collective de l’Europe, la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) est un volet majeur de l’Union Européenne. La France dont la stratégie militaire se décline à travers quatre fonctions stratégiques : dissuasion, prévention, protection et projection, affirme le rôle moteur qu’elle entend toujours y jouer, notamment dans le renforcement du pilier Défense sur la réflexion prospective des systèmes de forces. Cette réflexion est basée sur plusieurs domaines : les capacités opérationnelles dont l’Union européenne a besoin pour faire face aux évolutions géostratégiques et aux nouvelles menaces, les capacités technologiques ainsi que les capacités techniques et industrielles, dans un cadre national et européen de l’équipement des forces. Cependant, nous ne devons jamais oublier la pensée du général De Gaulle qui affirmait avec force et détermination « le droit et le devoir des puissances européennes continentales d’avoir une défense nationale qui leur soit propre. Un grand Etat ne pouvait confier son destin à un autre Etat ».
L’enjeu actuel, notre capacité de dissuasion.
La dissuasion nucléaire est la garantie fondamentale contre toutes les menaces pesant sur les intérêts vitaux de la France, Le maintien de la dissuasion nucléaire après 2025 ne se pose pas, maintenir le cap de la dissuasion pour le futur est une question de bon sens, le nucléaire ne va pas disparaître mais la tentation peut exister. La diplomatie et la défense vont de paire et sont indispensables pour approfondir le dialogue.
De quelle armée voulons-nous, pour quelle défense ?
Cette question militaire se pose dans un contexte mondial très chaotique où les frontières ne demeurent pas infranchissables. Selon la pensée du général De Gaulle, « les Alliés européens doivent conserver leur indépendance et son élément essentiel, la défense nationale, tout en prenant leurs responsabilités pour une défense commune ».
Au regard de l’histoire, rappelons-nous qu’après son départ en 1946, le général De Gaulle interviendra dès 1951contre le projet de Communauté européenne de défense (la CED). Il n’acceptait pas le principe de l’abandon de l’autonomie de la défense de la France au bénéfice de quiconque. C’est donc à son retour en 1958 que le général De Gaulle décida de tout mettre en œuvre pour doter la France de l’arme qui déciderait de la guerre ou de la paix. Lors d’une allocution prononcée le 3 novembre 1959 à l’Ecole militaire devant les membres de l’Institut des hautes études de défense nationale, le général De Gaulle s’exprimait : « il faut que la défense de la France soit française ». Toute la politique de défense nationale du général en découlera pendant ses années aux responsabilités alors que certains milieux civils et militaires souhaitaient ardemment une défense intégrée au niveau européen. Il affirmera : « le système de l’intégration a vécu » et annoncera dans la foulée ce même 3 novembre, la constitution d’une force de frappe atomique française, dite « de dissuasion ».
Le 13 février 1960, la première bombe atomique française explose au Sahara, cet évènement changera complètement la politique de défense de la France devenant intouchable. Il ne serait plus question à l’avenir de faire la guerre force contre force en Europe, la bataille de chars lourds ne serait plus envisagée, personne ne prendrait le risque de représailles nucléaires sur son propre territoire.
Concernant la France, le général De Gaulle écrivait : « Pour être elle-même, c’est-à-dire indépendante, elle devait garder les mains libres, mais pour être fidèle à elle-même, elle devait aussi, soutenir une grande querelle, son génie est d’éclairer l’Univers. »
*Christine ALFARGE Secrétaire générale de l'Académie du Gaullisme.
© 01.03.2025