Clemenceau : la griffe du Tigre
Par Yves De Gaulle
Lorsque Henri Bergson s’est penché, après d’autres (Aristote, Hegel…), sur différents aspects du rire, il a d’abord fait l’inventaire un peu laborieux du comique comme manière de relier les hommes : moteur social pouvant renforcer les liens entre les individus et même créer un sentiment de camaraderie ou de complicité ; forme de catharsis, de libération des tensions accumulées, nous permettant, en riant, de laisser temporairement nos soucis ; mais aussi arme puissante capable de remettre en question les conventions sociales et les normes établies lorsqu’il se distancie par rapport à lui-même. Il va ensuite plus loin, vers le fond du mécanisme qui devient de l’humour quand celui qui regarde constate les situations de raideur, d’inadaptation des formes à la mobilité en mouvement, ou de gestes venant d’un comportement trop mécanique, trop conventionnel. L’effondrement de la vie dans la machine des comportements est, selon Bergson, la vraie cause du rire car la durée créatrice, l’élan vital, l’énergie spirituelle ignorent la répétition. Le comique, c’est du mécanique plaqué sur du vivant. L’humour vient résumer l’observation. De là surgissent toutes sortes de décalages dans les situations : un homme hautain et raide courant dans la rue qui trébuche et tombe ; Don Quichotte croyant pouvoir modeler les choses selon l’idée fixe qu’il en a… Le spectacle du contraste entre un but et l’effondrement soudain de celui qui le porte fait rire le spectateur qui se croit au-dessus. Il y faut de l’intelligence qui permet de mettre de la distance entre soi et l’autre, alors que le sentiment rapproche et empêche de percevoir l’absurdité de certaines situations lorsque notre perception de la réalité et celle de nos attentes sont contredites de manière inattendue.
Si nous remontons dans le temps, Hegel ajoutait au rire une dimension différente en affirmant que celui-ci « est engendré par une contradiction se faisant voir immédiatement, par quelque chose qui se renverse aussitôt en son contraire, donc par quelque chose qui s’anéantit soi-même immédiatement […] étant présupposé que nous ne sommes pas pris nous-mêmes dans ce contenu tenant du néant […] car si nous nous sentions nous mêmes atteints par la destruction de ce contenu, nous pleurerions » (1). Ce qui suscite le rire est une chose vaine qui, en se déployant, se contredit et s’écroule, donc qui est visible, voire spectaculaire, mais qui nous est extérieure, et qui devient comique parce que nous en sommes spectateurs, sans lien avec elle, nous laissant dans une position où nous ne sommes pas touchés, impliqués, blessés. L’on rit si l’on est à l’écart du comique ou du ridicule, dans un endroit qui nous laisse supérieurs. Qui est alors celui qui regarde et observe ? Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire, met l’homme qui rit à la place de Satan, ivre d’orgueil, car le rieur connaît sa supériorité en ne tombant pas. Le comique est en définitive dans le rieur qui se croit meilleur que le mal, en devient méchant et sarcastique. À l’autre bout du temps, Aristote était plus clément. Le rire ne viendrait que d’« un défaut, une laideur sans souffrance et sans destruction » (2), et qui permet l’humour chez l’homme, le saisit mais reste vertueux dans tous les aspects de la vie, y compris dans sa dimension politique. Dans son Éthique à Nicomaque, le rire vient rendre la vie plus agréable comme essence de la relation amicale fondée sur le plaisir. Il unit les amis qui partagent le même sens de l’humour et sont de même niveau car la même vertu peut unir leurs âmes. Chez ceux-là, le rire conduit à une forme d’excellence partagée, jamais méprisante ni égocentrée.
Où l’humour de Clemenceau se situe-t-il ?
Dans la vachardise…
Durant son illustre parcours, l’homme, épris de liberté, s’est révélé être un individu de volonté farouche, dominateur, plus disposé à l’intransigeance qu’à la conciliation. Son mauvais caractère, son verbe sec, ses boutades assassines, son ironie, ses sarcasmes, ses reparties, ses épigrammes qui tombent comme des coups de hache sur la tête de ses adversaires en ont fait un interlocuteur redouté.
Léon Daudet laissera un portrait nuancé du personnage :
« Observateur goguenard de la nature humaine, incisif, amusant dans le détail, absurde et illogique quant à l’ensemble, ouvert à toutes les critiques, mais se refermant avant d’en profiter, fanfaron de la dureté, impressionnable, féroce à l’occasion, fantasque, méprisant et dédaigneux à l’excès, ne fuyant pas les responsabilités, privé de tout sens moral, de toute retenue quand son désir l’aiguillonne, tel apparaissait déjà le fringant directeur de La Justice. »
Julien Gracq, lui, écrira dans Lettrines :
« Clemenceau : ce qui frappe surtout dans cette personnalité aux arêtes tranchantes comme un rasoir, c’est l’agressivité pure, gratuite, incongrue à l’état natif. »
En réalité, le Tigre, s’il avait de la repartie et dédaignait toute séduction, donnait surtout dans la vachardise, presque la méchanceté, vis-à-vis de tout et de tout le monde. Par exemple, son mot de la fin, inutile et injuste, quand le général Boulanger, dont il n’était pas politiquement éloigné, se suicida sur la tombe de sa maîtresse : « Ci-gît Boulanger qui mourut comme il vécut : en sous- lieutenant. » Dans son livre Grandeurs et misères d’une victoire, il exécute Aristide Briand, Prix Nobel de la paix en 1926, le chantre du pacifisme. « Parce qu’une intelligence toute fluide épuise indifféremment, dans l’imprécision des buts et des moyens, toutes les possibilités de dire et de faire, M. Briand se voit le chef d’orchestre du défaitisme français », cela après l’avoir étrillé en 1917 en refusant de le prendre dans son cabinet de guerre : « On n’attelle pas un pur-sang avec une grenouille… » Alors qu’il avait déjà largement critiqué le président de la République « Monsieur Félix » de son vivant, il eut cette parole définitive : « Félix Faure vient de mourir. Cela ne fait pas un homme de moins en France. » Sans oublier la plus célèbre : « Il se croyait César, il n’est mort que Pompée… » On connaît sa formule assassine envers les académiciens, qui pourtant l’avaient élu pour le remercier d’avoir sauvé la patrie : « Donnez-moi trente trous du cul et je vous fais une Académie française. » On lui propose de siéger également à l’Académie de médecine : « À quelle section voulez-vous appartenir ? – Celle des malades ! »
Et il y en a d’autres, des reparties connues et moins connues : à la mort du savant Marcellin Berthelot, académicien, sénateur, plusieurs fois ministre, avide de titres et d’honneurs : « Ci-gît Marcellin Berthelot. C’est la seule place qu’il n’ait jamais sollicitée. » À propos de Jules Pams, candidat des radicaux à l’élection présidentielle de 1913 : « Ce n’est pas un homme, c’est un bruit. (3) » Et que disait-il de ses deux principaux ennemis après la Grande Guerre ? « Briand ne sait rien mais comprend tout ; Poincaré sait tout mais ne comprend rien. » Lors d’une audition au Sénat du socialiste Renaudel qui n’en finissait pas de parler : « Ah, si je pissais comme il parle ! » (D’après Maurice Barrès dans Mes cahiers cité par Jean Garrigues.) Quant à Barrès lui-même, il n’est pas épargné :
« Le malheur est qu’un beau jour il s’est pris pour un penseur… Et alors ! Le malheureux ne comprend rien à rien et promène sur les hommes de grands beaux yeux sans lueur et sans vie. […] Et ce qu’il devait s’embêter ! Il est de ces gens qui, pendant les deux premiers tiers de leur vie, cherchent une idée et qui, une fois l’idée trouvée, s’y cramponnent, s’y incrustent. Un beau jour il a découvert la Lorraine… en passant par-là probablement, avec ses sabots. »
Quant à Claudel, son théâtre laisse Clemenceau perplexe :
« J’ai d’abord cru que c’était un carburateur et puis j’en ai lu quelques pages – et non, ça ne m’a pas carburé. C’est des espèces de loufoqueries consciencieuses comme en ferait un Méridional qui voudrait avoir l’air profond. »
Il s’est disputé avec Foch qu’il a pourtant choisi mais avait peu d’estime pour le maréchal Pétain :
« Il n’a pas d’idées, il n’a pas de cœur. Il est toujours sombre sur les événements, sévère sans rémission dans ses jugements sur ses camarades et sur ses subordonnés. Sa valeur militaire est loin d’être exceptionnelle, il a dans l’action une certaine timidité, un certain manque de cran. (4) »
« C’est un administrateur plus qu’un chef. À d’autres l’imagination et la fougue, il est bien à sa place si au-dessus de lui se trouvent des hommes pour décider en cas grave. »
Le tamponnement des bourgeoises allemandes.
Si Clemenceau détestait beaucoup de monde, il n’oubliait pas les peuples et leurs représentants. Commençons par les Allemands. Il prenait souvent les eaux à Carlsbad au début du siècle et commentait le spectacle des bourgeoises :
« C’est un engraissement universel. De vastes tailles débordées de hanches plus vastes encore. Et puis d’étranges armatures qui montent la lourde gorge en terrasse, à la hauteur du menton. Ce ne serait rien sans une audacieuse rotondité abdominale qui fend insolemment la foule, comme la proue du navire les flots de la mer. Et l’Allemande ayant l’habitude de se plier brusquement en deux pour saluer, comme faisaient nos grands-mères, toute rencontre d’amitié se répercute en fâcheux tamponnements pour le promeneur sans défiance… »
Les hommes n’étaient pas oubliés :
« C’est quelque chose d’assez semblable à ces bonshommes de mie de pain que font les enfants après dîner. Une forte boule pour le ventre, une moindre pour la tête, deux grosses petites jambes fichées de travers dans la bedaine. Pour compléter le portrait, il suffit d’amplifier généreusement les proportions et de mettre de la barbe partout, avec des chaînes et des breloques d’or cliquetant sur la panse, et de lourdes bagues jusqu’aux orteils. Les yeux plissés pour cause de myopie, derrière de gros verres ronds, évoquent je ne sais quel souvenir de chat-huant effarouché. »
Sur le fond, l’Allemagne était pour lui définitivement dangereuse. Au lendemain de la victoire, il écrivait ainsi (5) :
« Une phalange macédonienne de quatre millions d’hommes se constitue au centre de l’Europe pour assurer par la force brutale la domination d’une race qui combine étrangement, avec les instincts de l’ancienne barbarie, les procédés les plus raffinés du meurtre de scientifique civilisation. »
On connaît la suite !
Et les Anglais ? Clemenceau tenait à l’amitié avec ce pays pour lequel on lui prête la formule : « Qu’est-ce que l’Angleterre ? Une colonie française qui a mal tourné ! » Il estimait que notre voisin anglais était pour nous un appui stratégique car, même si « l’Anglais n’est pas intelligent : il ne comprend pas tout de suite, il ne comprend le péril qu’au moment de l’extrême danger… tout ce qui l’affaiblit nous affaiblit également pour le jour du danger ». Quant au président des États-Unis Woodrow Wilson, grand objecteur des intérêts français et représentant emblématique du peuple américain, Clemenceau dira de lui :
« Onduleux et fuyant, à dérouter M. Briand lui-même, M. Wilson apparaît comme l’homme-poisson de la diplomatie. Dorsales, ventrales ou caudale, il a des nageoires partout. À peine l’avez-vous entrevu dans un éclat de lumière qu’il est déjà en quelque retraite d’ombre, d’où il émergera par d’imprévus scintillements d’écailles là où vous l’attendrez le moins. »
Seul, et heureux de l’être…
Sur le plan personnel, le Tigre, autoritaire et souvent agressif, ne prenant pas le temps d’écouter, devait se sentir bien seul. On connaît ses saillies les plus répandues : « Pour prendre une décision, il faut être un nombre impair de personnes, et trois c’est déjà trop. » « Quand on a du caractère, il est toujours mauvais. » « La tolérance ! La tolérance ! Il y a des maisons pour cela. » « Ne craignez jamais de vous faire des ennemis ; si vous n’en avez pas, c’est que vous n’avez rien fait. » On lui reconnaît également une misogynie qui n’était pas rare de son temps : « En amour, le meilleur moment est celui où l’on monte l’escalier. »
On lui en prête d’autres, entre cynisme et grivoiserie : « Il n’y a pas de vieux messieurs, il n’y a que des femmes maladroites. »
N’aimant pas les autres, il se complaisait dans une orgueilleuse solitude et le disait ainsi à son frère cadet Albert, au moment de la mobilisation : « La parade des sentiments profonds n’est pas notre affaire. Nous avons le respect de ce que nous ressentons. » Déjà très jeune, avec un brin d’affectation, il écrivait à une amie, Louise Jourdan, le 10 mars 1867 :
« Personne n’est moins ambitieux que moi, mais je voudrais être indépendant afin de n’avoir besoin de personne (mes amis exceptés) et de pouvoir mépriser tout le monde à mon aise (à l’exception des susdits). Voilà mon idéal. »
Ses chiens sont ses compagnons. Il s’attendrit même sur les animaux domestiques. Un de ses récits s’intitule « Le cinquième État » (6), dédié au « bœuf patient et fort », au « cheval hardi », au « chien bon », à l’« âne sublime ». De même à la fin de sa vie :
« Au lieu d’aller parler à mes contemporains qui ne m’ont que trop entendu, je converse avec des herbes, avec des fleurs, avec la mer, avec la brise et la rosée parce qu’il n’y a pas d’examen et que chacun se comprend sans parler. »
Seule sa famille lui importait. Après s’être débarrassé de son épouse américaine dont il divorça sèchement, il révélait à son encontre une sensibilité inhabituelle. Dans ses lettres à Marguerite, son dernier amour, il parle très souvent de ses enfants, de son fils Michel, de ses filles Madeleine et Thérèse, en tendre protecteur. Mordacq (7) nous rapporte les paroles que Clemenceau prononça devant sa femme : « Maintenant que j’arrive à la fin de ma vie, j’en suis arrivé à cette conclusion qu’il n’y a qu’une chose qui existe réellement, la famille, et, par-là, j’entends non seulement les êtres qui vous sont apparentés, mais aussi les amis, les véritables amis. En dehors d’elle, il n’y a rien. »
Si ! Il y avait le peintre Renoir dont l’amitié lui était chère et qu’il accompagna jusqu’à la fin. Ce n’était plus de la repartie cinglante, ni de l’humour dont il incarnait finalement l’aspect méchant, voire méprisant et assez bas de gamme. Il riait d’autrui mais sans la bienveillance d’Aristote où celui qui se moque sourit aussi de lui-même en échangeant, au même niveau, entre « gens vertueux ».
Il lui manquait ainsi cette distance, non vis-à-vis de l’autre ou des événements, mais d’avec lui-même comme est la capacité à sourire de tout, de soi, de ce qui vous rend dérisoire, cela sans acrimonie. Jusqu’au terme de sa vie, il se mettra au centre du monde et ne considérera que sa propre personne au point de dire cette phrase qui lui a été, il est vrai, attribuée : « Pour mes obsèques, je ne veux que le strict nécessaire, c’est à-dire moi. » Lorsqu’il lui arrive, rarement, de se critiquer, il donne dans la négation comme un contrepoint à son estime de lui-même, et aurait ainsi affirmé : « Voilà la conclusion de tout ce que vous écrirez sur moi : un trou et beaucoup de bruit pour rien. »
1. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, traduit par Bernard Bourgeois, Vrin, 1988, p. 458-459.
2. Aristote, La Poétique, 5, Seuil, p. 49.
3. Citations tirées de Jean Garrigues, Le Monde selon Clemenceau. Formules assassines, traits d’humour, discours et prophéties, chapitre VI, « Galerie de portraits », coll. « Texto », Tallandier, 2020.
4. Propos cités par Georges Wormser in La République de Clemenceau, Presses universitaires de France, 1961.
5. Dans Grandeurs et misères d’une victoire, Plon, 1930.
6. In Georges Clemenceau, Le Grand Pan, Charpentier et Fasquelle, 1896.
7. Henri Mordacq, général de division, fut chef du cabinet militaire de Clemenceau fin 1917 et son ami et confident le reste de sa vie.© 01.11.2025