La droite paye pour avoir
oublié le gaullisme,
le peuple, et l'État"
Entretien
avec Arnaud Teyssier
L'abandon de la question
sociale, la conversion au néolibéralisme, une décentralisation mal pensée, et
l'adhésion sans réserve à une Europe fédérale ont conduit à l'écartèlement
de la droite de gouvernement entre le macronisme et le lepénisme, explique
l'historien Arnaud Teyssier. Qui rappelle la sentence prémonitoire de Philippe
Séguin : « Un jour, le front républicain mettra Le Pen à 40 % ».
Marianne : La
victoire d'Emmanuel Macron est-elle celle de la stabilité, voire d'un certain
conservatisme, comme l'affirment plusieurs observateurs ?
Arnaud Teyssier : Ce vote – tout le monde l’a bien
perçu – a été dominé par un sentiment d'inquiétude,
et même d'angoisse, bien plus large et général que le seul effet
de la mobilisation un peu rituelle contre « l’extrême
droite ». La crise internationale et le Covid, la crainte de remous
économiques graves en cas de victoire de Marine Le Pen, ont eu un
effet profond sur la société, et c’est aussi, en ce sens, une
victoire très « conservatrice » pour le président sortant, comme
en témoignent l’importance du vote massif des « seniors »
en sa faveur, ainsi que celui des grandes métropoles. L’atmosphère qui
avait entouré l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, et qui était
placée sous le signe de son livre Révolution (XO, 2016) était
tout autre, même si, loin de toute vague de réel enthousiasme, la
distribution des cartes avait été très prosaïquement modifiée par le retrait de François Hollande et
les conséquences médiatiques de « l’affaire Fillon ».
« Une stabilité
pour soi, désengagée de tout projet collectif. »
Il y a donc, de la part d’une partie
de notre société bien lotie ou vieillissante, une aspiration à
la stabilité, mais une stabilité pour soi, désengagée de tout projet
collectif. La France qui travaille ne s’y retrouve que
minoritairement. Car cette apparente stabilité dissimule de plus
en plus mal les multiples fractures plus profondes – notamment générationnelle,
entre actifs et non-actifs –, mais également les inégalités qui se
creusent entre les différentes composantes du territoire français – expression
que je préfère à celle, plurielle, « de territoires » – et qui
traduisent, en réalité, un véritable éclatement de la communauté nationale bien
plus qu’une chatoyante diversité... La sociologie électorale de la
dernière élection présidentielle confirme de manière éclatante les analyses
désormais classiques – même si les angles pris par ces auteurs sont
parfois différents – de Christophe Guilluy, Jérôme Fourquet, Jean-Pierre Le
Goff, Marcel Gauchet.
Que reste-t-il de la droite politique ?
Le système mis en place dès 2017 par Emmanuel Macron – qui
repose sur une synthèse du néolibéralisme et de la gauche sociétale –
devrait finir d’absorber sans trop de difficultés les restes du
dispositif institutionnel de la droite. Je parle bien du dispositif
institutionnel, des formations partisanes, des élus, ceux du moins qui ne disposent
pas de position de repli local. Mais l'électorat, c’est autre chose : il est parti très largement chez Marine Le Pen, et chez Éric Zemmour. Le problème historique de la droite apparaît très clairement dans cette élection : elle a totalement perdu le peuple, en tout
cas une partie de la société qui ne se résumait pas à la bourgeoisie
urbaine, alors que le grand projet du gaullisme a toujours été de
rassembler bien au-delà de ces frontières. C’était le
projet de la Libération, du Rassemblement du peuple français à la fin
des années quarante et au début des années cinquante, que de
Gaulle a voulu revitaliser lors de son second mandat, à partir
de 1965, avec la participation dans l’entreprise et la création des
régions.
« La droite s'est mise à "tirer dans le tas" »
Ce projet n’était pas encore abandonné lorsque Jacques Chirac a
créé le RPR en 1976 : il
y avait toujours l’idée de « rassembler ». Puis la gauche est venue en 1981, avec sa première phase, courte mais très doctrinale, marquée notamment par le train des nationalisations et
l’explosion des transferts sociaux. Lorsque la droite est revenue au pouvoir,
en 1986, elle s’est mise à copier servilement – encore que très
partiellement dans les faits – la politique de Margaret Thatcher en
Grande-Bretagne et celle de Ronald Reagan aux États-Unis, mais
en se trompant de cible idéologique : visant au démantèlement de l’étatisme
mitterrandien, elle s’est mise en
réalité à « tirer dans le tas », à renier l’État séculaire, l’État
gaullien, l’État
régalien, mais aussi
l’État social des
origines, qui préexistaient au mitterrandisme et formaient la substance même de
la Ve République. Une partie de la haute fonction publique s’est
même laissée subvertir par cette approche, pendant que le parti socialiste
lui-même, dans une conversion aussi rapide que désordonnée, amorçait dès
1985 un même reniement de ses propres convictions.
« Un jour, le front républicain mettra Le Pen à 40 %. »
Philippe Séguin
Pendant toutes les années quatre-vingt-dix, Philippe Séguin a tonné,
littéralement, contre cette conversion erratique et suicidaire, soutenant qu’il
fallait arrêter de « dégaulliser » la droite et le RPR,
préserver la dimension sociale, rassembleuse et patriote du gaullisme,
sans bien entendu renoncer aux réformes de structure qui ont toujours été au
cœur de la Ve République. Sinon, il n'y aurait plus de
rassemblement, mais seulement une droite classique
qui tendrait inéluctablement à se confondre avec le centre.
C’est très exactement ce qui s’est produit avec la création
de l’UMP, puis de LR, qui ont fini par se
fondre dans un ensemble informe, au centre de la politique française.
La prédiction de Séguin s’est accomplie, lui
qui annonçait dès 1991 (vous apprécierez
la précision jusque dans les chiffres) : « Un jour, le front républicain mettra
Le Pen à 40 % ».
En expliquant que les partis, en ne proposant qu’une seule
et même politique économique, sociale, européenne, et en rejetant leur propre
électorat en déperdition au nom d'arguments moraux ronflants et
sonores, allaient perdre le peuple et la
droite authentiquement de tradition gaullienne. Pourtant, Séguin
refusait clairement toute alliance avec le Front national, il était
ontologiquement attaché à des principes qui, pour lui, se confondaient avec le
gaullisme et n’étaient pas assimilables par les dirigeants de l’extrême
droite. Mais il voyait le cadavre, nourri par tant de non-dits et de
reniements, grossir inéluctablement au fond du placard, selon une
progression géométrique, comme dans la pièce de Ionesco, Amédée ou
comment s’en débarrasser. Aujourd’hui, le cadavre a même dépassé les
40 % !
C’est donc le chiraquisme qui a tué la droite ?
Oui, incontestablement. Avec l'abandon de la question sociale,
avec la conversion (seulement partielle dans les faits) au
néolibéralisme, la relance sans réflexion ni bilan préalable d’une
décentralisation mal pensée, et l'adhésion sans réserve – et sans réelle
conviction pourtant – à l’objectif d’une Europe fédérale. Ajoutez la perte
de confiance dans la capacité à réformer et à moderniser le pays, un certain
fatalisme. Une perte de confiance dans la France et au fond une piètre image
des Français, accusés – c’est bien commode – d’être trop conservateurs.
*Propos recueillis
par Etienne Campion Publié dans Marianne le 29/04/2022
© 01.05.2022