8 mai 1945 : une capitulation qui ne régla pas tout Georges-Henri SOUTOU - Académie du gaullisme

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8 mai 1945 :
une capitulation qui ne régla pas tout,
on le comprend bien aujourd’hui

Par Georges-Henri SOUTOU,
En mai 1945, lors de la capitulation allemande, deux grands problèmes confrontaient les vainqueurs : après la défaite du nazisme et du fascisme, rétablir la démocratie en Europe ; et assurer, après les invasions, annexions, occupations subies depuis 1938 par la plupart des pays européens, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ils ne furent toutefois pas vraiment résolus.
En effet, de quelle démocratie parlait-on ? Démocratie libérale ou « démocratie socialiste », à la soviétique ? À ce sujet, le moment le plus caractéristique de la Conférence de Yalta en février 1945 fut la discussion sur la « Déclaration sur l’Europe libérée ». Adoptée par la conférence, la Déclaration affirmait le principe de gouvernements issus d’élections libres, contrôlées par les Trois. En fait, cette déclaration, purement de principe et dépourvue d’efficacité, n’était qu’un paravent, derrière lequel les Anglo-Saxons savaient bien que Staline allait n’en faire qu’à sa tête en Europe orientale. Malgré tout, il s’agissait d’un texte important, car il posait pour la première fois la démocratie fondée sur des élections libres comme la norme du droit public européen. En même temps, on peut se demander si les Anglo-Américains se faisaient beaucoup d’illusions sur son efficacité. En effet, Molotov, le ministre des Affaires étrangères soviétique, sut, très habilement, émasculer la Déclaration, en en écartant toutes les propositions concrètes de contrôle des élections et d’envoi d’observateurs. Les discussions lors de la conférence montrent bien que les Occidentaux comprenaient que dans ces conditions les élections seraient probablement truquées.
Bien sûr, le problème ne disparut pas, comme les soulèvements en RDA (République démocratique allemande) en 1953, en Hongrie en 1956, en Pologne en 1957, en Tchécoslovaquie en 1968, de nouveau en Pologne en 1980, le démontrèrent. L’Acte final d’Helsinki de 1975 fournit un appui juridique aux dissidents, et la fin de la guerre froide, en Europe de l’Est, fut étroitement liée à l’instauration de régimes démocratiques. La question posée en 1945 paraissait résolue : on parlait bien de démocratie libérale et pas de « démocratie socialiste ». En novembre 1990, la Conférence de Paris adopta une Charte européenne affirmant les principes de la démocratie dans sa version libérale comme norme juridique internationale en Europe. Cependant et contrairement à ce que pensaient les idéologues libéraux, on ne sort pas aussi facilement que cela du communisme, qui avait engendré un système politique, une économie et une société qui avaient leur propre logique. On l’a vu tout particulièrement (mais pas uniquement) depuis 1990 en Russie et en ex-Yougoslavie.
Deuxième problème pas vraiment résolu à la fin de la Seconde Guerre mondiale : la question des nationalités. En 1945-1947, à partir de la Conférence de Potsdam et après l’échec évident des formules de 1919 (des États multiethniques, mais avec des garanties pour les minorités), on procéda de façon tout à fait différente, dans le sens de l’homogénéisation nationale : dans toute l’Europe centrale et orientale, redécoupage des frontières et expulsions de populations (en particulier celle de 12 à 14 millions d’Allemands) visèrent à reconstituer des États beaucoup plus homogènes ethniquement et à régler – définitivement pensait-on – le problème des nationalités en Europe. Ajoutons que l’Union soviétique s’appuyait sur une doctrine des « nationalités » : celles-ci étaient reconnues, les Républiques de l’URSS étaient « nationales » (avec une appartenance notée par l’état civil). Cela n’avait en fait pas grande importance, cela ne dépassait guère le folklore, puisque tout l’essentiel était tenu par le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Cependant, en cohérence formelle avec cette doctrine, Staline avait exigé et obtenu en 1945 que l’Ukraine et la Biélorussie aient leur propre siège à l’ONU. Cela n’avait aucune signification à l’époque, mais en 1991 lors de la dissolution de l’URSS, les deux anciennes républiques avaient déjà un statut international reconnu. Toutefois, à quel point on s’illusionnait sur le prétendu règlement de la question des nationalités dans une Europe supposée avoir dépassé ce problème devint très vite évident après 1990.
 
1945 et les nouvelles structures mondiales, politiques et économiques.
Le système international mis en place à Versailles en 1919 s’était effondré dans les années 1930, à la suite de la crise économique mondiale et de la montée des régimes totalitaires. Il fallait en particulier remplacer la Société des Nations (SDN), qui avait échoué comme instance mondiale de régulation. La Conférence de San Francisco d’octobre 1945 permit de fonder l’Organisation des Nations unies (ONU), avec un Conseil de sécurité comportant un droit de veto pour ses membres permanents (États-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France, Chine), certes moins satisfaisant du point de vue du principe de l’égalité des puissances mais plus réaliste que les dispositions de la SDN, qui avaient contribué à sa paralysie. Très vite la guerre froide limita sévèrement le rôle de l’ONU. On notera cependant qu’elle put accompagner et encadrer l’un des phénomènes les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle, à long terme plus important peut-être que la guerre froide : la décolonisation, permettant d’intégrer dans le système international des milliards d’êtres humains.
 
Il fallait en outre restaurer l’économie mondiale, atteinte par la crise consécutive au krach boursier de 1929, l’écroulement du commerce international et le désordre monétaire causé par l’échec du Gold Exchange Standard mis en place lors de la Conférence de Gênes en 1922. Sur ce dernier point, la Conférence de Bretton Woods en juillet 1944 avait préparé une reconstruction du système monétaire international. Pour le commerce, ce fut plus difficile. Néanmoins, on conclut, en 1947, le GATT (Accord général sur les tarifs et le commerce), ancêtre de l’actuelle Organisation mondiale du commerce (OMC).

1989-1990 et l’optimisme initial : le projet de 1945 paraissait enfin pleinement accompli.
Cependant, en 1989, lors de la chute du mur de Berlin, l’optimisme régnait. Le politologue américain Francis Fukuyama publiait un article retentissant, « La fin de l’Histoire ? » dans la revue Commentaire (et en anglais dans la revue américaine The National Interest). La démocratie libérale, l’économie de marché, les valeurs occidentales avaient triomphé du nazisme en 1945 et du communisme soviétique en 1989 : elles étaient donc désormais définitivement établies et indépassables pour l’ensemble de la planète. L’ONU, en grande partie paralysée pendant la guerre froide, pourrait enfin jouer pleinement son rôle, tandis que l’OMC (créée en 1995) devait accompagner et faciliter la mondialisation.
Après la victoire sur l’Irak de Saddam Hussein, en 1991, de la coalition conduite par les États-Unis (avec un mandat de l’ONU), le président George H.W. Bush proclama le « Nouvel ordre mondial », fondé sur des règles, dans le cadre de l’ONU. Cependant, cet optimisme fut largement une forme d’autosuggestion.
 
Dès les années 1990, l’échec du « Nouvel ordre mondial » en préparation.
La première déception fut l’échec de la greffe libérale en Russie. Certes, à partir de 1991, le président Eltsine réforma le pays, mais il ne put jamais s’appuyer sur une majorité stable à la Douma, qu’il fit même canonner en 1993. En outre, sa gestion économique fut désastreuse, tandis que les privatisations, menées hâtivement, permirent en fait la constitution d’une oligarchie toute-puissante, en particulier dans le domaine le plus riche, celui de l’énergie. En 1998, une crise violente fit s’effondrer le secteur financier et réduisit de quelque 30 % le niveau de vie de la population ! Les salaires des fonctionnaires et les pensions n’étaient plus payés qu’avec des mois de retard. Vladimir Poutine, devenu président du Conseil en août 1999 avant de succéder à Boris Eltsine l’année suivante, en fit reprendre le versement régulier, ce qui explique sa popularité initiale.
Pendant ce temps, les États-Unis, avec le président démocrate Bill Clinton, s’écartaient du système international multilatéral géré dans le cadre de l’ONU. En 1994, Clinton décida d’élargir l’Otan vers l’Est, alors que Washington avait assuré en 1990-1991 aux Russes que cela ne serait pas le cas. Certes, rien en droit international ne l’interdisait, et des pays comme la Pologne et les pays baltes souhaitaient bien sûr être couverts contre un voisin qui leur avait laissé des souvenirs cuisants. Bien entendu Moscou observa ce développement sans aucun plaisir, d’autant plus que Washington affirmait un interventionnisme croissant, un peu partout dans le monde et multipliait les sanctions contre tel ou tel régime/pays. En 1999, une première vague de nouvelles adhésions à l’Otan eut lieu, juste avant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et sans doute avec une influence non négligeable sur le durcissement progressif de la politique russe.
Un second exemple fut la crise yougoslave. Elle résulta à la fois de la crise du régime communiste fondé par Tito et de la résurgence de problèmes de nationalités jamais vraiment réglés. L’évolution de la crise yougoslave et de la politique occidentale envers Belgrade a beaucoup contribué au durcissement de la Russie à partir de 1999 et à l’échec du projet de « New World Order ». En particulier parce que l’Otan intervint deux fois contre les Serbes, en 1995 à propos de la Bosnie et en 1999 à propos du Kosovo, chaque fois sans mandat de l’ONU, point essentiel du point de vue russe. La chronologie est ici parlante : l’accord de cessez-le-feu au Kosovo fut signé le 9 juin par un représentant de l’Union européenne, un Finlandais et un ancien président du Conseil russe, Tchernomyrdine, oligarque d’ailleurs contesté mais très représentatif de l’ère Eltsine. Cependant, dès le 9 août, ce dernier nommait comme président du conseil Vladimir Poutine, alors directeur du Service fédéral de sécurité (FSB) de la Fédération de Russie : une nouvelle ère de la politique russe s’ouvrait, à l’extérieur comme à l’intérieur.
L’Ubris occidentale continua à se développer. Après la Serbie, ce fut l’Irak de Saddam Hussein qui fut attaqué par les États-Unis et la Grande-Bretagne en 2003, de nouveau sans mandat de l’ONU. Puis en 2011, ce fut l’intervention de l’Otan en Libye contre le colonel Khadafi. Là, Moscou et Pékin en conclurent visiblement que l’Occident ne respectait même pas les règles qu’il proclamait et qu’il n’y avait donc plus rien à attendre de la concertation.
 
La guerre d’Ukraine : le retour en Europe des modifications territoriales par la force.
À partir de 2004 et des « révolutions de couleur », en particulier à Kiev, et tandis que se poursuivait l’élargissement de l’Otan, le président Poutine s’est durci toujours davantage. Moscou ne reconnaissait pas vraiment à l’Ukraine une personnalité historique indépendante. Les tensions augmentèrent, s’aggravèrent en 2013, et début 2014, une révolution (« Maïdan ») mit au pouvoir à Kiev des adversaires de Moscou. La Russie réagit en occupant et en annexant la Crimée en mars 2014. Les russophones du Donbass commencèrent à se soulever contre Kiev, avec l’aide de Moscou, dans une crise de plus en plus violente. Finalement, le 24 février 2022, les Russes déclenchèrent la guerre contre l’Ukraine, rompant avec tous les engagements et accords depuis 1945 en réintroduisant la guerre comme un instrument de politique internationale. Tous les problèmes glissés sous le tapis depuis 1945 ressurgissaient.
 
Un nouveau retour du balancier américain.
Dans un premier temps, les Occidentaux soutinrent l’Ukraine et lui prodiguèrent une aide considérable. Certes, avec des limites : on ne souhaitait pas une escalade incontrôlable du conflit, et on se faisait des illusions sur le degré de résilience économique et militaire de la Russie qui, après bien des déboires, s’est trouvé progresser nettement sur le terrain.
Puis ce fut le coup de tonnerre : le 12 février 2025, le président américain Donald Trump s’est entretenu une heure et demie avec son homologue russe. Les deux hommes doivent se rencontrer en Arabie saoudite. Le même jour, son secrétaire d’État à la Défense, Pete Hegseth, déclarait à ses collègues de l’Otan à Bruxelles que l’on allait négocier, que l’Ukraine ne retrouverait pas les territoires perdus, qu’elle n’entrerait pas dans l’Otan, que les Américains n’y enverraient pas de troupes et que ce serait aux Européens d’assurer sa sécurité face à la Russie en y stationnant des forces ! Certes, attendons la suite, mais en même temps les États-Unis se dégagent de tous les engagements internationaux ou commerciaux qui les gênent.
Faut-il tant s’étonner ? Après l’aide massive accordée par l’Administration Biden à l’Ukraine, c’est certes un retournement inouï. L’historien n’est toutefois pas surpris : depuis la fin du XIXe siècle, Washington oscille entre égoïsme unilatéral et multilatéralisme. En 1919, le Sénat américain n’avait pas ratifié le Traité de Versailles et la SDN– pourtant créée à l’initiative du président Wilson – avec des conséquences considérables, puisque le nouveau système international prévu perdait, dès le début, sa poutre maîtresse. Après la mort de Roosevelt en 1945, il y avait eu une rechute dans l’unilatéralisme : Washington comptait se dégager d’Europe très vite, se reposant sur sa supériorité économique, technique, aéronavale et atomique. Il fallut la compréhension de la politique stalinienne par des experts, au départ peu nombreux, comme George Kennan, et l’énergie d’un président doué de bon sens comme Truman pour réengager les États-Unis, avec le Plan Marshall puis l’Alliance atlantique. Cela a tenu vaille que vaille depuis (malgré des épisodes plus hésitants dont les historiens se souviennent). C’est désormais fini… en tout cas pour le moment !
 
Le grand perdant sera l’Europe.
L’Europe, sans réelle organisation politico-stratégique, coupée de l’accès aux matières premières et au marché russes, avec une politique économique extérieure en situation d’infériorité face aux États-Unis et à la Chine, mais devant assurer à grand coût et haut risque la sécurité de l’Ukraine face à la Russie, risque d’être la grande perdante du conflit ukrainien et du délitement du système international. Elle ne dispose plus de la garantie de l’Otan et du confort de l’Atlantisme, et elle doit procéder à une révision complète de son organisation et de ses objectifs, sur tous les plans : politique, économique et militaire.
*Georges-Henri SOUTOU, Membre de l’Institut de France

© 02.06.2025

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