UN ESPRIT DE MODERNITÉ
« De Clemenceau à De Gaulle »
« Celui qui combat peut perdre mais celui qui ne combat pas a déjà perdu »
(Bertolt Brecht)
par Christine Alfarge,
Parmi les grands personnages de notre histoire française tels les incontournables Louis XIV ou Napoléon, Georges Clemenceau et Charles De Gaulle incarnent l’image de la grandeur, du courage, d’une voix qui s’élève pour dire non au moment où tout semble perdu. Leur caractère et les circonstances à chaque époque vont montrer la même force d’engagement et de détermination face à l’adversaire. Malgré d’innombrables ennemis, ils parviendront, à eux seuls, à changer le cours de l’histoire. Ils s’imposeront comme les deux hommes d’État français les plus importants du XXème siècle en nous léguant un patrimoine historique, politique et militaire à travers tous leurs combats.
L’hommage du général De Gaulle à Clemenceau.
En 1941, à la radio de Londres, le général De Gaulle rendra ce vibrant hommage à Georges Clemenceau, « au fond de votre tombe vendéenne, aujourd’hui 11 novembre, Clemenceau ! vous ne dormez pas. Car, certainement, la vieille terre de France qui vous enterre pour toujours a tressailli avec colère tandis que le pas insolent de l’ennemi et la marche feutrée des traîtres foulaient le sol de la patrie… ». Mais Georges Clemenceau qui aura remporté deux belles victoires, celle du droit et celle de la nation, la réhabilitation du Capitaine Dreyfus en 1906 et plusieurs années après l’Armistice du 11 novembre 1918, s’était illustré par sa plume de journaliste lors d’une longue période vécue aux États-Unis de 1865 à 1869, marquant profondément sa conscience politique.
« L’engagement est ce qui transforme une promesse en réalité » (Abraham Lincoln)
C’est là-bas, dans un pays qui sortait de quatre années de guerre civile qu’il se forge ses convictions. Rendre hommage à la personnalité de Clemenceau, c’est comprendre l’homme qu’il fut, à l’âge de vingt-quatre ans, désireux de partir outre-Atlantique, avec l’envie de connaître et d’étudier la démocratie et la liberté à l’œuvre, il écrivait : « Je sentais que la démocratie allait avoir son heure chez nous. J’ai dit à mon père : « Je voudrais aller voir comment elle fonctionne là-bas. » Le plus surprenant, c’est de découvrir que le vainqueur de 1918 avait trouvé son héros en la personne de Thaddeus Stevens, l’esprit d’une Amérique tourné vers l’égalité sociale et politique envers les opprimés, au service d’une idée fixe, l’abolition immédiate de l’esclavage. Aux États-Unis, dans la « lettre du 31 août 1868 »à ses lecteurs français, Clemenceau lui rendait un vibrant hommage : « Stevens se jeta dans le mouvement avec la fougue d’un homme qui a rencontré une idée juste et qui a résolu de lui dévouer sa vie, il se mit à l’œuvre, et de ce jour on le vit partout et toujours à l’avant-garde des abolitionnistes ». Lorsque Clemenceau rentre en France, il s’engage en politique en « radical républicain » et restera celui qui porte les mots de Schuyler Colfax président de la Chambre des représentants à cette période : « On nous jette à la tête, comme une insulte, le nom de radicaux. Oui, je suis un radical et de la tête aux pieds ; radical pour le droit et contre le non-droit ; radical pour la justice et contre l’injustice ; radical pour la liberté contre la servitude ; radical pour la loyauté contre la déloyauté ; ami radical de tout défenseur de mon pays ; ennemi radical de tout homme qui a tenté d’assassiner ma patrie. » (Extrait des Lettres d’Amérique de Clemenceau du 13novembre 1967à ses lecteurs français).
Un Tigre au grand cœur.
Le 15 octobre 1894, Alfred Dreyfus est arrêté pour trahison envers la patrie pour le compte de l’Allemagne. Il ne sera réhabilité dans l’armée qu’en 1906. Épris d’égalité, Georges Clemenceau, rédacteur à l’Aurore depuis 1897, se range du côté des dreyfusards lors de l’affaire Dreyfus et offre à Emile Zola la possibilité de s’exprimer dans ce journal avec le célèbre titre « J’accuse ». Clemenceau ira jusqu’à se battre en duel contre Drumont, fondateur de la Ligue antisémitique de France. Quand éclate en 1914 la Première Guerre mondiale, Clemenceau, âgé alors de soixante-treize ans, se révèlera au front plus combatif que jamais. « On vous aura ! » criait-il aux Allemands.
Pendant les premières années de la guerre, même censuré, il ne ménage pas ses critiques contre le gouvernement dans son journal « L’homme enchaîné ». Il visitera régulièrement les tranchées, toujours vaillant mais déterminé face à une situation inextricable à la fin de 1917. Il sera nommé à la tête du gouvernement par le président Poincaré reconnaissant en lui l’homme fort pour vaincre. « Je fais la guerre à fond pour la faire durer le moins possible. » disait Clemenceau.
Quand gloire rime avec victoire !
Pendant l’après-midi du 11 novembre 1918, Clemenceau monte à la tribune de la Chambre afin de présenter les clauses d’Armistice acceptées par l’Allemagne. Il s’exprime avec ferveur sous les acclamations de tous les députés : « Mon devoir est accompli. »
De Gaulle dans les pas de Clemenceau.
Quelques années plus tard, un certain capitaine De Gaulle reprend le flambeau, signe du destin pour cette France qui s’était recroquevillée sur sa victoire après la Première Guerre mondiale sans penser un seul instant que l’ennemi d’hier voudrait prendre sa revanche. De Gaulle avait prévu 1940. Il y a une part de Clemenceau dans De Gaulle qui achèvera ce que Clemenceau avait déjà commencé, le combat pour la liberté, l’autorité de l’Etat et l’unité de la nation. Tous ceux qui s’en réclament, ont-ils conscience que les valeurs défendues par ces grands hommes sont fragilisées, le progrès social est permanent. Aujourd’hui comme hier, nous sommes confrontés aux mêmes relents de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie.
Contre l’injustice de l’histoire.
De Gaulle avait en mémoire le combat mené inlassablement par Clemenceau pour réhabiliter le capitaine Dreyfus en 1906. Le courage de Clemenceau est d’avoir su mener la bataille du droit et de la liberté comme celle menée par René Cassin contre les monstrueuses lois raciales du régime de Vichy en octobre 1940, prendre conscience de la place du droit en reconstituant sa fonction entre la morale et la politique. Pour René Cassin, rétablir le droit : « Ce n’est pas attribuer d’autorité à un individu ou à un groupe la puissance d’obtenir quelque chose qu’il ne peut précisément recevoir, n’a jamais reçu et n’obtiendra jamais. Rétablir le droit, c’est lui rendre directement ou par compensation, de manière effective, ce qui lui a été effectivement soustrait par l’action injuste du Tiers, y compris l’Etat lui-même. »
« Mais, par-delà les épreuves, les délais, les tombeaux, ce qui est légitime peut, un jour, être légalisé, ce qui est raisonnable peut finir par avoir raison. » écrivait le général De Gaulle dans ses Mémoires.
Le génie des grands hommes est d’éclairer l’univers.
Clemenceau et De Gaulle avaient la même foi en l’homme, des souffrances des Poilus mobilisés en 14-18 au courage des résistants de 1940 qui n’ont jamais cessé le combat, ils ne capituleront jamais face à l’occupant.
Le 18 juin 1940, déterminé à en découdre avec l’ennemi, le général De Gaulle parle aux Français « L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? » Comme Clemenceau qui n’abandonnera jamais les soldats dans les tranchées, De Gaulle, fasciné par le « Tigre », sait qu’il n’y a pas d’autre choix que combattre à nouveau jusqu’au bout par d’autres moyens pour que la France sorte victorieuse.
Le suprême recours.
C’est au bord de l’abîme qu’ils incarneront à leur époque, le suprême recours d’une France basculant dans un chaos inouï ayant perdu le sens de l’honneur. Si Charles De Gaulle était un républicain de raison, conformément à la volonté des Français, Clemenceau, quant à lui, incarnait un républicain de naissance et de conviction montrant qu’un seul homme peut changer le cours de l’histoire, il dira : « De l’autorité, de la fermeté, de la volonté. »
Après lui, le général De Gaulle tirera les leçons de la Grande Guerre en allant plus loin avec « une certaine idée de la France », une vision des intérêts du pays et ses institutions.
Quelques années plus tard, avant son deuxième discours de Bayeux le 16 juin 1946, le général De Gaulle viendra se recueillir le 12 mai sur la tombe de Georges Clemenceau, « Président Clemenceau ! Tandis que l’ennemi écrasait la patrie, nous avions fait le serment d’être fidèle à votre exemple. C’est à l’Histoire de dire si le serment fut tenu. Mais aussi nous avions promis de venir, la Victoire remportée, vous dire merci des leçons que vous nous avez données. Voici la promesse accomplie sur votre tombe vendéenne », la rencontre de deux géants de notre histoire avec chacun un sens inné pour gouverner et redonner à la France sa fierté et son honneur face à l’ennemi. « Je suis disait Clemenceau, un mélange d’anarchiste et de conservateur dans des proportions qui restent à déterminer ». Dans le même esprit que celui qu’il admire tant, le général De Gaulle s’exprime en 1944 : « Il n’y a qu’un révolutionnaire en France, c’est moi ».Inévitablement, la route de Paris passe par Washington, où le Chef de la France libre se rend du 6 au 10 juillet 1944. Au cimetière national d’Arlington, le général De Gaulle va rencontrer le général Pershing, ancien commandant des troupes américaines pendant la Première Guerre mondiale.
« La France, c’est De Gaulle ! Je vais désobéir parce que je suis le premier américain à être convaincu que sans la Résistance française, le débarquement aurait échoué. » Dwight Eisenhower est entré dans l’histoire parce qu’il avait le sens de la parole donnée.
L’insurrection menée par le CNR ainsi que l’organisation des barricades par les FFI ont protégé Paris de la destruction, ce qui confortera le général De Gaulle. Leurs combats ont préparé la victoire alliée, forcé la main d’Eisenhower qui aurait sans aucun doute aimé être le seul libérateur, facilité la progression de la 2ème DB de Leclerc. Le 28 août 1944, la venue d’Eisenhower aux pieds de l’Arc De Triomphe, est la reconnaissance implicite du Gouvernement provisoire de la République française par les États-Unis.
En juin 1945, Dwight Eisenhower est le seul chef militaire allié à recevoir la Croix de la Libération des mains de Charles De Gaulle. Deux grandes figures non seulement de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi du XXème siècle.
Lors d’un voyage aux États-Unis, le 25 avril 1960, le général De gaulle retrouve chaleureusement le président Eisenhower, son compagnon d’armes, éprouvant de longue date un respect mutuel et une profonde amitié. Le général De Gaulle est notamment reçu au Capitole par les membres des représentants et du Sénat. Il prononce un discours dans lequel il célèbre l’amitié et la coopération franco-américaines. « La France, pour sa part, a choisi : elle a choisi d’être du côté des peuples libres, elle a choisi d’y être avec vous.
Mais Américains, dans la très grave partie qui s’engage, sachez-le : rien ne compte davantage pour la France que la raison, la résolution et l’amitié du grand peuple des États-Unis. Je suis venu vous le dire. »
Sur le plan international, les visites du général De Gaulle montraient un grand réalisme, sa volonté de hisser la France au plus haut. Aujourd’hui, notre devoir est de tenter de renouer avec les accents gaulliens en portant la voix de la France à travers une politique d’équilibre et de paix.
L’obsession de ne jamais cesser le combat.
Clemenceau et Charles de Gaulle seront des héros dans ce siècle de guerre et de barbarie parce qu’ils avaient la volonté de vaincre et le respect des hommes qui se battent pour la liberté. « Le pays a à sa tête des hommes qui n’ont pas la flamme, l’éclair, le sentiment des responsabilités qu’ils assument », Clemenceau déplorait ainsi l’attitude du commandement militaire français, lui qui même souffrant, se rendait le plus souvent possible sur le front auprès des poilus auxquels il apportera un soutien humain qui sera déterminant jusqu’à la fin de la guerre.
Lors du traité de Versailles signé le 28 juin 1919, il souhaitera en leur honneur que la place des poilus soit au premier rang de l’assemblée afin de leur témoigner toute la reconnaissance de la nation. Il ignorait que ce traité de paix ne suffirait pas et comme le pensait Charles de Gaulle, l’Allemagne prendrait sa revanche. L’homme du 18 juin 1940 sera au rendez-vous de l’histoire dans la lignée des hommes qui n’ont jamais cédé, une résistance et une fidélité sans faille qu’il reconnaîtra aux compagnons de la Libération à travers l’Ordre du même nom.
Que reste-t-il de leur héritage ?
Le plus marquant chez Clemenceau et Charles De Gaulle, c’est qu’ils ne sont assimilables à aucun parti. Ils étaient au-dessus des partis, si bon nombre de politiques se posent encore la question de l’héritage historique de ceux qui ont livré tous ces combats, il est vain de quelque parti qu’il soit de s’approprier ou se revendiquer de Clemenceau ou de De Gaulle quand on sait combien ils furent confrontés à une adversité redoutable, tous les horizons politiques confondus. Il faut juste se demander, s’ils n’avaient pas été là, qu’aurions-nous fait ? Qui se serait levé pour défendre la patrie ? Ce qui caractérise les héros de notre histoire, c’est leur intransigeance, leur fermeté, mais aussi leur générosité. Il faut bien connaître les hommes pour savoir les convaincre de la victoire.
« Le père la Victoire » et « l’Homme du 18 juin » scelleront à leur tour le destin de la France, l’un pendant la première guerre dont on se demande toujours à quoi elle a servi et l’autre pendant la deuxième guerre où l’intuition du Général développée dans « La discorde chez l’ennemi » ouvrage qu’il écrira en 1924 sur les causes de la défaite allemande de 1918, se révèlera précieuse face aux Allemands qui voudront à nouveau en découdre avec la France, ce dont n’avait jamais douté le Capitaine De Gaulle menant une longue réflexion pendant sa captivité à Ingolstadt.
« Président Clemenceau… la France vivra, et au nom des Français, je vous jure qu’elle sera victorieuse ! Lorsqu’il prononce cette phrase le 11 novembre 1941, le général de Gaulle apparaît incontestablement comme le digne héritier de Georges Clemenceau non seulement parce qu’ils avaient en commun une haute idée de la France mais surtout de la faire gagner !
À travers Georges Clemenceau, l’homme juste, épris de liberté pour son pays, et sa passion moins connue mais toujours ardente pour les États-Unis pendant toute sa vie, il est légitime de penser, aujourd’hui, que deux grandes nations aux destins croisés, conciliant justice et démocratie, contribuent pleinement à l’esquisse d’un équilibre retrouvé, l’espoir de paix tant attendu aujourd’hui en Europe et dans le monde !
*Christine ALFARGE Secrétaire générale de l'Académie du Gaullisme.
© 01.02.2025