Pour en finir avec les valeurs de la République
Par Daniel Keller,
Dans un
contexte où la République se délite, l’appel incantatoire aux valeurs de la
République cherche, telle une corne de brume, à sortir le peuple de son état
d’hébétude et à lui redonner une réelle cohésion. Une telle démarche semble relever
de la pensée magique. L’exaltation du vivre ensemble s’apparente à une
tentative d’envoûtement collectif.
La
situation interpelle d’autant plus que des valeurs de la République, il n’était
guère question dans les années soixante ou soixante-dix. Non pas que les
citoyens français fussent alors amoraux ou dépourvus d’idéaux communs mais dans
cette période, la République n’avait pas besoin d’en appeler à de supposées
valeurs pour être plébiscitée au quotidien.
Evoquer les
valeurs de la République comme on le fait aujourd’hui sans trop s’attarder sur
leur contenu traduit en réalité une équivoque que les auteurs de l’expression
se gardent bien de soulever. En l’occurrence, il est abusif de parler de
valeurs de la République si l’on entend par là que la République porterait des
valeurs si spécifiques qu’on ne les trouverait dans aucune autre forme de
régime. A titre d’exemple, les deux premiers articles de la Constitution
énoncent certaines valeurs telles que la liberté, l’égalité et la fraternité
que la République s’honore de célébrer. Il ne s’agit pas pour autant de valeurs
consubstantielles à la notion même de République.
Ces valeurs
ne sont pour l’essentiel qu’une sécularisation des commandements bibliques dont
la déclaration fut antérieure à la proclamation de la République. A ce
titre, leur invocation rattache avant tout la France aux valeurs de la
civilisation chrétienne telles qu’elles s’incarnent à minima dans l’ensemble
des démocraties occidentales. On voit mal d’ailleurs comment il pourrait en
être autrement.
Comme
chacun l’aura compris, vouloir s’en référer aux valeurs de la République n’a de
sens que si l’on accepte de les situer dans le champ civilisationnel qui les
caractérise le plus pertinemment, au motif que d’une civilisation à l’autre,
ces valeurs n’ont pas toujours le même terrain d’expression. L’exemple de la
mise en œuvre de la valeur d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes,
en serait une bonne illustration.
J’entends
déjà les récriminations des Républicains contestant ce qui pourrait
s’apparenter à une déconstruction de la mythologie républicaine. Ce serait se
lamenter à tort car si la République ne se définit pas par des valeurs
intrinsèques, en revanche elle se caractérise par des principes qui lui sont
propres et qui sont spécifiques à cette forme de régime. Ces principes la
distinguent justement d’autres Etats qui partagent les mêmes valeurs sans pour
autant toujours reposer sur les mêmes principes.
Prenons
l’exemple de la laïcité. Non pour son volet liberté de conscience dans la
mesure où celle-ci est garantie aussi bien en France qu’en Angleterre, mais
pour la séparation des églises et de l’Etat qui singularise la France. On
pourrait également ajouter parmi les principes fondateurs de la République, le
fait que le peuple y est le souverain, ce qui dans l’esprit des Républicains de
la 3ème République, signifiait qu’il devait toujours être en
capacité de trancher en dernier ressort. On pourrait également mentionner le
principe de séparation des pouvoirs qui s’imposa à travers l’histoire comme un
marqueur essentiel de la notion de République.
La
République repose donc sur des principes qui lui sont propres, soit à raison de
l’histoire singulière d’un pays, c’est le cas pour la laïcité, soit à raison de
la manière dont la notion de République a été théorisée. Ainsi la séparation
des pouvoirs, dès le 16ème siècle, devint la pierre de touche
des régimes républicains par opposition aux régimes despotiques, dans le droit
fil de la pensée aristotélicienne.
Il est
regrettable que la République soit silencieuse sur les principes qui la fondent
et volubile sur des valeurs qui ne lui sont pas spécifiques. Il y a bien
évidemment une raison. Le discours sur les valeurs a pour seul but en réalité
d’occulter le recul des principes qui la fondent. On peut prendre l’exemple de
la souveraineté du peuple qui trop souvent donne l’impression d’être une
souveraineté enchainée. Espérons, autre exemple, que l’indivisibilité de la
République, principe inscrit dans la Constitution, ne sera pas subrepticement
remise en cause.
La
République gagnerait donc à raffermir les principes qui la singularisent car
ils fixent des règles sur la base desquelles les citoyens peuvent se
reconnaître comme tels. Mais il y a plus. La question de savoir si la
République s’identifie à des principes ou des valeurs, ne se résout pas dans
une réponse aléatoire où les deux qualificatifs seraient interchangeables.
Si la
République se fonde sur des principes c’est aussi parce qu’elle est
l’incarnation la plus achevée de l’Etat comme le rappela le général de Gaulle
le 19 janvier 1963 dans une allocution qu’il prononça devant une promotion
d’élèves de l’ENA. Une République au service de la collectivité humaine et
nationale, autrement dit au service de la France, comme le précisa de Gaulle,
qui elle est porteuse de valeurs qui ont été forgées au gré d’une histoire
tourmentée.
*Daniel Keller est normalien, agrégé des lettres modernes et ancien élève de l'ENA.
Ancien haut fonctionnaire au Ministère de l'Economie et des Finances, Ancien membre du Conseil économique, social et environnemental
© 01.02.2025