JACQUES
CHIRAC TEL QU’IL EST
par
Luc Beyer de ryke,
« Je dirige et
il exécute. » Le mot de jacques Chirac à son ministre des Finances, Nicolas
Sarkozy, n’a pas été oublié. « J’écris et j’exécute » pourrait dire aujourd’hui
l’ancien Président de la République à son successeur en évoquant le tome I de
ses Mémoires.
Du premier
tome au tome II on est passé de l’eau de rose au vitriol. Tout ne se résume pas
à épingler son successeur « ne doutant de rien et surtout pas de lui-même ».
Mais le florilège des formules assassines suffit à démontrer que Jacques Chirac,
donné pour affaibli, garde ses réflexes et n’a pas « la mémoire courte ».
Au-delà des coups de griffe qui émaillent la chronique des désaccords, il y a «
l’essentiel ». Et précisément « nous ne sommes pas d’accord sur l’essentiel. Il
est atlantiste, je ne le suis pas. Il est beaucoup plus libéral que moi sur le
plan économique (...). Ça ne pourrait donc pas fonctionner. Et cela ne
fonctionne pas. » À tel point que lorsque tout fut consommé, Nicolas Sarkozy est
élu. Il prononce son premier discours.
À l’Élysée.
Devant les Chirac : Jacques, Bernadette, Martial le petit-fils et les
collaborateurs du sortant. Ce dernier attend, guette un mot à son égard. Un mot.
Ne fût-ce qu’un seul. Il ne viendra pas. Jacques Chirac est un affectif. Il sera
blessé. Jusqu’au plus profond de lui. Il n’oublie pas. Il ne pardonne pas.
Aujourd’hui, il le dit. Il l’écrit. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? La
vengeance est un plat qui se mange froid. Chirac a de l’appétit. Il aime les
recettes corréziennes. Le « Hollande » en est une, même si, ôté de son contexte,
on pourrait songer aux Pays-Bas. Erreur. Nous sommes dans le terroir.
Contrairement au goût assez insipide des boules rouges et rebondies d’outre
Moerdijk, ce Hollande-ci est aussi fort qu’un vieux
Gouda. En Corrèze, on l’assorti d’épices au goût prononcé. Jubilatoire, on le
déguste, on s’en pourlèche et on le clame. « Si Alain Juppé ne se présente pas,
je voterai François Hollande. » Panique feutrée à l’Élysée. On baisse les
rideaux. On affecte de tenir le propos pour une boutade. Plus officieusement on
est acide.
« Chirac est
gâteux. »
Pas tellement.
Même si la scène et la fausse confidence s’assortissent d’un petit côté strausskahnien léger. Le Canard Enchaîné distille avec
gourmandise que Jacques Chirac, provoquant l’ire de Bernadette, se montre assidu
auprès de Sophie Dessus, vice-présidente socialiste du Conseil régional de
Corrèze... auprès de François Hollande. Pas de quoi attirer les foudres de la
justice, ni même le carnet rose. De la galanterie « à la française » tout
simplement.
Reste que dans
une seule « boutade », Jacques Chirac a lancé en direction de l’Élysée deux
missiles. L’un nommé Juppé, l’autre Hollande. Faisant quoi il a ravi deux amis
et déçu un troisième, Dominique de Villepin oublié dans la salve.
Le « vrai
Chirac »
Jacques
Chirac, par le tome II de ses Mémoires et sa gourmandise à jouer les ludions en
politique revient– un temps – sur le devant de la scène. Ce qui est à la fois
prétexte et occasion pour s’intéresser à lui et s’efforcer de cerner le
personnage.
L’écrivain
François Taillandier, d’une plume désinvolte nuancée d’ironie non dépourvue de
justesse, s’interroge sur une « inversion des rôles » à propos de Jacques Chirac
et de François Mitterrand. Lorsqu’on étudie leur psychologie, leurs goûts, la
culture qui est la leur, n’est-ce pas Jacques Chirac qui est un homme de gauche
et Mitterrand de droite ?
Je ne suis pas
loin d’épouser cette analyse psychologique. Que François Mitterrand ait eu une «
jeunesse française » proche d’amitiés « maurassiennes » n’est plus à démonter.
Il en est d’autres que lui, comme lui, qui trouvèrent durant la guerre la « voie
de l’honneur » tracée par le Général de Gaulle. Mais attirés l’un par l’autre,
fût-ce sans le dire, le courant ne passa pas. Reste qu’après avoir fustigé « le
coup d’État permanant », lorsque François Mitterrand accéda à l’Élysée, il
revêtit l’habit du Général et se garda bien de modifier les institutions de la
République gaullienne. Ce que ne fit pas Jacques Chirac en réduisant à cinq ans
le mandat présidentiel.
Je garde en
mémoire une scène vécue, anecdotique, toute marginale et pourtant illustrative.
Très jeune et encore à l’université, j’ai rejoint mes amis français, compagnons
engagés dans les rangs du RPF bientôt dissous. Les années passèrent. J’avais
pour habitude, lors des campagnes électorales, d’aller les encourager. Vint
Chirac. Je me trouvais avec mon ami Claude-Gérard Marcus, député du Xe
arrondissement, entouré de quelques militants et colleurs d’affiches. Nous
tombâmes sur un groupe de jeunes socialistes. Ni horions, ni bosses. La
rencontre fut courtoise. Nous échangeâmes nos arguments. À ce moment, le jeune
homme qui dirigeait l’équipe adverse eut ce mot : « Vous défendez vos idées,
nous les nôtres. C’est très bien. Mais le malheur pour vous c’est que votre
chef, lui, n’est pas gaulliste. ». Le propos visait Jacques Chirac. Je ne l’ai
jamais oublié.
Bien
évidemment Chirac nourrissait respect et admiration pour de Gaulle, mais sa
fidélité était pompidolienne. Et au-delà, ses affinités le portaient vers une
sensibilité radicale et radical-socialiste apprises en partie auprès d’un autre
Corrézien, Henri Queuille, dit « le p’tit père Queuille ». Le père des
apparentements qui firent tant de mal au RPF, dont ils brisèrent l’expansion.
François Taillandier n’a pas tort. Naturellement, nous ne le suivrons pas
lorsqu’il écrit en forçant le trait que Jacques Chirac est « une taupe de gauche
infiltrée à droite : c’est Samson chez les Philistins, faisant crouler le temple
sur eux et sur lui ». C’est de la littérature. Mais pas si éloignée tout compte
fait du proverbe flamand selon lequel « en riant le fou dit la vérité ».
Des
héritages différent
François
Mitterrand fut, jusqu’ici, le seul à avoir conduit la gauche à l’Élysée. Il l’a
fait tout en suivant le cours tranquille de la Charente, en amoureux de Jacques
Chardonne. À l’héritage acquis, appris, de Jaurès s’est mêlé celui, non avoué,
de Barrès. La culture de Chirac, qu’il s’est longtemps ingénié à dissimuler,
l’entraîne vers l’exploration aventureuse des Arts premiers auxquels il a offert
un musée prestigieux. À côté de cela, le goût de la tête de veau, du cul des
vaches et des ripailles campagnardes le rapproche d’un radicalisme plus sudiste,
celui du radicalisme-cassoulet du Sud-ouest.
En fin de
compte, Jacques Chirac, que les circonstances ont porté à servir la Ve
République, pourrait mériter l’apostrophe adressée à Édouard Herriot que Daudet,
cruellement, surnommait « l’imposteur chaleureux ». En reprenant ici
l’aphorisme, je voudrais le dépouiller du venin qu’il contenait. De Jacques
Chirac on retiendra son humanisme et le courage d’avoir affronté les Etats-Unis
dans la décision désastreuse de s’engager en Irak. Ce qu’on sait moins et ce que
rappelle Taillandier pour illustrer le côté humain de Jacques Chirac, c’est sa
décision de compromettre une mission ultra secrète des sous-marins français pour
sauver un marin atteint d’une crise d’appendicite.
C’est lui
aussi qui disparut lors d’un voyage officiel et que l’on retrouva loin des
caméras s’entretenant, ému, avec des handicapés mentaux. « Le style c’est
l’homme » disait Buffon. Le style ici, c’est le cœur. Pour en avoir témoigné
au-delà des critiques légitimes fondées, il lui sera beaucoup pardonné. C’est
probablement pour cela, qu’arrivé à la pente déclive de la vie, sans peut-être
le tenir pour un Grand président, Jacques Chirac demeure et demeurera un
président aimé des Français.