Ce sujet de réflexion est d’actualité depuis 1989 - date à laquelle Lionel
Jospin, ministre de l’Éducation nationale, a saisi le Conseil d’État sur la
question du port du foulard islamique – et concerne tous les Républicains. C’est
donc avec conviction, que je vais essayer de réfléchir avec vous de la question
de la laïcité à l’épreuve des communautarismes dans notre cher et vieux pays.
Que d’émissions de radio ou de télévision, que de pages dans les journaux ou les
magazines, que de livres, que de colloques ou de débats traitent en ce moment de
ce sujet !... Un tel tohu-bohu conduit à la confusion et à la simplification,
d’autant plus dangereuses, qu’il s’agit de l’essence même de notre manière de
vivre ensemble et chacun. On a même l’impression que la question est simple tant
la pression médiatique paraît la résumer : êtes-vous pour ou contre les
pratiques religieuses contraires à nos habitudes ? Sans éluder naturellement cet
aspect de la question, sur lequel nous reviendrons, je vous propose de commencer
par situer les éléments du débat, de poursuivre les enjeux pour aujourd’hui et
demain, et enfin d’esquisser des réponses du point de vue qui nous
rassemble.
Situer les éléments du débat
Situer les éléments du débat consiste, dans mon esprit, à partager, dans
un premier temps, les définitions des termes du débat, à en accepter la
diversité et aussi à en mesurer les évolutions. L’origine étymologique du mot
laïcité est très instructive. Le terme grec laos, désigne l’unité d’une population, considérée comme un tout
indivisible. Le laïc, ce n’est pas seulement celui qui n’est pas clerc, c’est
l’homme du peuple qu’aucune prérogative ne distingue ni n’élève au-dessus des
autres: ni rôle reconnu de directeur de conscience, ni pouvoir de dire et
d’imposer ce qu’il convient de croire. Ce peut être le simple fidèle d’une
confession, mais aussi celui qui adopte une vision du monde athée, dont la
conviction fondatrice est distincte de celle qui inspire la religion. L’unité du
laosest donc simultanément un principe de liberté et un principe
d’égalité.
L’Égalité se fonde sur la liberté de conscience, reconnue comme
première, et de même portée pour tous. Ce qui veut dire que nulle conviction
spirituelle ne doit jouir d’une reconnaissance, ni d’avantages matériels ou
symboliques dont la détention serait corollaire de discrimination. L’unité du
laosest à comprendre par opposition à l’idée qu’un groupe particulier se
détachant et se mettant à part, pourrait se voir reconnaître davantage de
droits, voire un rôle directeur par rapport à l’ensemble. Autrement dit, la
conviction propre des uns ne peut ni ne doit s’imposer à tous. L’unité
référentielle de la laïcité n’a d’autre fondement que l’égalité du statut des
convictions de ses membres : elle interdit qu’une confession particulière
devienne une norme publique et fournisse la base d’un pouvoir sur le tout. Elle
appelle un dispositif juridique tel qu’il permette la libre expression de chaque
option spirituelle dans l’espace public, mais non pas son emprise sur lui. C’est
le moment de faire justice des reproches infondés, adressés à la laïcité, de
méconnaître la dimension collective des religions : privatiser juridiquement le
religieux, c’est rappeler que l’État n’a pas à se soucier du salut des hommes et
qu’il ne saurait décréter quoique ce soit en matière de vie spirituelle, car
seuls lui importent les actes, et leur conformité avec les exigences de la vie
commune. Égalité et liberté, voilà l’éclairage étymologique de la notion de
laïcité qui permet d’en esquisser une définition et par-delà un usage positif.
La laïcité est donc l’affirmation originaire du peuple comme union d’hommes et
de femmes libres et égaux.
La liberté en jeu est essentiellement celle de la conscience, qui n’est
soumise à aucun credo obligé. L’égalité est celle qui concerne le statut des préférences
spirituelles personnelles. Athée, déiste, croyant, monothéiste ou polythéiste,
librepenseur ou mystique, aucune hiérarchie ne peut
être fondée sur le choix effectué entre les options. Laïque est donc la
communauté politique en laquelle tous peuvent se reconnaître, l’option
spirituelle demeurant affaire privée. Cette affaire privée peut prendre deux
dimensions : l’une strictement personnelle et individuelle, l’autre collective –
mais dans ce cas le groupe librement formé ne peut prétendre parler au nom de la
communauté totale, ni coloniser la sphère publique.
• L’espace laïque ainsi conçu ne se construit pas par addition des
différents collectifs, mais par mise en valeur d’un plan de référence qui les
transcende sans les nier, car il relève d’exigences toutes différentes de celles
qui les constituent. Les références communes à tous, destinées à promouvoir ce
qui unit les hommes par-delà leurs différences, ne sauraient se marquer d’une
option propre à certains, ni se résorber dans une mosaïque d’identités
collectives, sans compromettre aussitôt la fonction de l’État, comme vecteur
d’universalité.
• Ce constat est d’autant plus crucial que notre société revendique de
plus en plus ce que certains appellent le multiculturalisme ou le pluralisme
culturel, sans que ces termes échappent aux ambiguïtés liées à la notion de
culture. Ambiguïté similaire de la notion d’identité collective trop vite admise
comme allant de soi. En effet, l’identité collective est source de malentendus.
On peut se demander si l’affirmation identitaire, si souvent évoquée comme un
droit à part entière, vaut pour les individus ou pour les groupes humains ? Si
l’identité personnelle est une construction relevant du libre arbitre, elle ne
peut se résorber dans la simple allégeance à une communauté. La femme musulmane
qui refuse de porter le voile doit-elle y être contrainte au nom du prétendu
droit de sa communauté ? La femme malienne qui s’insurge contre la mutilation
traditionnelle du clitoris sera-t-elle considérée comme trahissant sa culture ?
La femme chrétienne qui refuse de réduire la sexualité à la procréation
sera-t-elle stigmatisée par l’autorité cléricale ? Ces quelques exemples
suffisent à montrer que le fait de tenir une communauté particulière pour la
référence absolue de tout comportement individuel est de grande conséquence ;
surtout lorsque ce qui unit cette communauté est un facteur en lui-même
d’exclusion.
Une communauté de ce type déploie ses propres normes jusqu’à la fonder.
La construction d’une identité communautaire privilégie souvent une religion
comme marqueur sélectif, mais on peut trouver d’autres facteurs tout aussi
exclusifs, comme l’origine ethnique, la langue, un ensemble spécifique de
coutumes, des signes divers d’appartenance ou d’allégeance. Représentations
collectives et pratiques communes sont alors habitées par une sorte d’obsession
identitaire qui polarise le comportement excluant toute distance critique, et
tendant à gommer toute singularité individuelle dans le mimétisme à l’égard du
groupe et de l’identité fantasmée. Le paroxysme, c’est naturellement la secte.
Dans les pays, comme la France, qui s’efforcent de promouvoir une intégration de
toutes les composantes de la population sans effectuer de discrimination en
fonction de l’origine ou de la religion, tout en assurant pour chaque personne
la liberté de se définir sans allégeance obligée, la tension se produit entre la
pression identitaire qui prend souvent la forme d’un groupe de pression auprès
des pouvoirs publics et l’exigence républicaine qui récuse toute
différence.
Il ne s’agit pas alors de nier les particularismes, mais bien plutôt de
leur permettre de s’affirmer dans un registre tel qu’ils ne se fassent pas
mutuellement obstacle, et n’aboutissent pas à l’enfermement dans et au nom de la
différence. Pour les individus ainsi reconnus comme seuls sujets de droit, il ne
s’agit pas de congédier toute référence particulière (la famille, son village,
son pays...), mais de l’identifier comme telle et d’apprendre à la vivre dans
l’horizon d’universalité qui organise le cadre et les conditions de sa liberté.
L’activité de l’individu, sans cela, risque de se résorber ou de s’effacer dans
l’appartenance à une communauté. Les consciences sont alors à la merci d’une
mise en tutelle et d’un pouvoir de conditionnement qui tend à les façonner
conformément à un ordre communautaire totalitaire, qui ne laisse aucune place à
la singularité.
En ce sens, le communautarisme est aux antipodes de l’idéal laïque et républicain. Les idéologues ne cessent d’ailleurs
de stigmatiser ce qu’ils estiment être l’universalisme abstrait d’un tel idéal
et de refuser la distance à soi de la conscience humaine, condition pourtant
essentielle de la lucidité intérieure comme du respect de l’autre en tant
qu’autre. En réalité, comme le fait remarquer Henri Peña-Ruiz, la véritable alternative n’est pas entre négation pure et simple et
affirmation sans retenue des particularismes, mais entre deux types
d’affirmation de ceux-ci.
• La contradiction interne de l’idéologie communautariste est que, si elle s’appliquait à elle-même, le traitement qu’elle inflige
aux hommes et aux femmes qu’elle exclut par un marquage identitaire négatif,
elle ne pourrait pas vivre. Son principe n’est donc pas généralisable, et
l’hypothèse d’un multiculturalisme reste à cet égard très problématique. Si, en
effet, deux communautés A et B ont à coexister, selon quelles normes le
feront-elles ? Le choix des normes de A sera vécu comme une violence par les
tenants de la communauté B. Et réciproquement. C’est là que se justifie l’idée
laïque de principes qui transcendent les particularismes, et pour cela visent le
bien commun à tous, le bien commun à tous, pas le bonheur imposé à tous...
L’universalisme n’est pas une option arbitraire et répressive à l’égard des
particularismes, mais bien plutôt ce qui leur permet de coexister pacifiquement
en leur fournissant le seul régime d’affirmation qui n’engendre ni la guerre ni
l’enfermement dans la différence.
Pour cela, la préservation d’une sphère publique neutre, qui
n’appartient ni à l’un ni à l’autre, est décisive. Parce que les tenants des
communautarismes ont bien compris la situation : ils exploitent à fond les
possibilités de la démocratie pour conquérir tout ce qui peut l’être en matière
d’affirmation identitaire, et les suppriment là où ils prennent le pouvoir. Au
total, l’idéal laïque n’entre donc aucunement en contradiction avec les
religions comme telles mais avec la volonté d’emprise qui caractérise leur
dérive cléricale, conversion politique et sociale du prosélytisme religieux.
Pour l’idéal laïque, qui considère l’individu comme
seul sujet de droit, le communautarisme est le danger majeur. C’est dire que
dans le monde comme il va, et en France en particulier, une série de questions
se posent, de manière souvent vive, et dans chacune d’elles se joue le sort de
la laïcité. Le sort de la laïcité, c’est l’enjeu de ce débat pour aujourd’hui et
pour demain. Derrière l’analyse apparemment abstraite des concepts de laïcité et
de communautarisme, plusieurs questions affluent.
• L’idéal laïque est-il devenu illisible dans
un monde saisi par la fièvre des identités exclusives ?
• Le retour du religieux, comme fondement nominatif, hypothétique-til la promesse d’une mutuelle libération des spiritualités
religieuses ou profanes et des communautés politiques constituées en espaces de
droit pour mieux s’accorder entre elles ?
• L’exacerbation des différences comme critères de ralliement des
groupes humains sonne-t-elle le glas de l’universalisme qui inscrivait toute
version particulière de l’humanité dans l’horizon d’un dialogue des
civilisations et d’un progrès des références juridiques communes, promesse d’un
droit international qui rendrait justice à tous ?
• La faillite humaine apparente des sociétés modernes brouille-t-elle à
jamais les idéaux des Lumières et de la raison dont l’homme avait cru pouvoir
s’inspirer pour maîtriser les conditions de son propre accomplissement, tant
collectif qu’individuel ?
• Bref, l’idée laïque, idée neuve s’il en est, n’est-elle qu’une
espérance défraîchie, voire dérisoire, au regard des vertiges de la différence
et des régressions technico-théologico-militaires qui
s’emparent de la planète ?
Au fond, si une seule question me paraît concentrer les principaux
enjeux du débat, ce serait : comment vivre les différences sans renoncer au partage des références
communes ? En particulier dans un monde en pleine mutation. Ces questions ne me
paraissent invalider ni l’idéal laïque ni le droit qui l’accomplit et l’exprime,
mais elles nous invitent à en évaluer les perspectives d’accomplissement. Il
s’agit en fait de mettre à l’épreuve un idéal propre à redonner espoir en
trouvant ce qui peut unir les hommes par-delà leurs différences. Il s’agit donc
de réfléchir très concrètement à quelques chantiers dans lesquels nous pouvons
être utiles à notre rang et à notre place. Il s’agit de se mettre au travail.