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L'Aménagement du territoire,
une discipline à part
entière
pour un
développement humain intégral
par Romain ROCHAS,
A.- Quelques considérations
historiques
Lorsque, le 14 février 1963 fut créée la Délégation à l'aménagement du territoire et
à l'action régionale ou DATAR[1], ce fut une innovation majeure dans la
conception du développement national. Au lieu de se contenter d'une vision
sectorielle de l'action publique (l'agriculture dans toute la France,
l'industrie dans toute la France, le commerce dans toute la France, l'enseignement
dans la France entière…, visualisées par des statistiques de plus en plus
élaborées totalisant l'état de la nation), on institutionnalisait enfin l'idée
que le développement est affaire de réalités concrètes, et qu'il s''inscrit
dans un espace différencié composé de terroirs irréductibles l'un à l'autre. La
DATAR était une structure interministérielle ayant pour vocation de coordonner
dans une vision spatiale les différentes politiques des ministères sectoriels.
Peut-être même que le
concept d'aménagement du territoire est d'origine française, encore que les
plus beaux exemples de maîtrise du développement spatial nous viennent d'autres
pays, tels que Pays-Bas, Suisse, Autriche…
Malheureusement, l'homme politique
français Eugène Claudius-Petit, qui peut être considéré comme le père de cette
politique française, ou plutôt comme son ancêtre, puisque dès 1950, il publiait
un rapport intitulé "Pour un plan
national d'aménagement du territoire", a donné de cette politique une
définition révoltante. Selon lui, "l'aménagement
du territoire est la recherche dans le cadre géographique d'une meilleure
répartition des hommes en fonction des ressources naturelles et de l'activité
économique." Quels que soient les mérites de Claudius Petit pour faire
pénétrer des préoccupations spatiales dans la politique française, il saute aux
yeux qu'une telle définition fait de l'homme un instrument au service de
"l'économicisme", au service d'une conception selon laquelle ce qui
prime, c'est l'économie, c'est la croissance des richesses matérielles, les
hommes constituant l'un des "facteurs de production", une ressource
qu'il faut gérer, orienter, manipuler au même titre que les ressources
matérielles de toutes sortes. Les hommes "en fonction de l'activité
économique" et non l'inverse. Quant on voit ce
que la vision purement "économiciste" du développement a pu produire
de dégâts, par exemple dans les conceptions de la Commission européenne, pour
laquelle la concurrence est le premier, sinon le seul principe d'organisation
de la vie sociale, et la fluidité, la mobilité de la main-d'œuvre, un idéal
permettant de localiser les hommes au mieux en fonction du seul critère du
profit maximum, on ne peut qu'être plutôt méfiant à l'égard de la définition
donnée par Claudius-Petit de l'aménagement du territoire.
Mais le grand départ de la politique
d'aménagement du territoire en France, c'est la création de la DATAR. Malheureusement encore, les
responsables et animateurs de la "Délégation" étaient imprégnés d'une
vision très technocratique des hommes, et, il faut le dire, très
"parisienne" de l'espace français. Ils avaient bien perçu les
inconvénients de plus en plus graves de l'hyperconcentration
parisienne – et par "Paris", il faut entendre ici
"l'agglomération parisienne", qui déborde sur la banlieue, et même la
"région parisienne", puisque Paris satellise de vastes espaces bien
au-delà des zones urbanisées de façon continue. Partant de ce seul constat, et
non simultanément de constats parallèles relatifs à tout le reste du territoire
national, qui constituait pourtant la majeure partie de la nation, aussi bien
en superficie qu'en population et même en puissance économique, la doctrine
officielle inspirée par la DATAR a consisté à affirmer qu'il fallait
décongestionner la région parisienne, et cela par deux moyens essentiels: la
création de "villes satellites" restant certes dans la mouvance
économique de Paris, mais implantées à distance de la capitale par le maintien
de zones non urbanisées entre elles et Paris (Cergy-Pontoise,
Evry-Petit-Bourg…) et la promotion d'une dizaine de "métropoles
d'équilibre" – en fait les agglomérations déjà les plus grandes de France
– sur lesquelles on concentrerait le gros de l'effort de développement et
d'investissement de la nation. Les plus grandes villes de province eurent droit
elles aussi à leurs satellites: par exemple Le Mirail
à Toulouse, L'Isle d'Abeau près de Lyon.
Ces
doctrines se fondaient sur la conviction que les villes sont plus dynamiques
que les campagnes, et les grandes villes plus dynamiques que les petites
villes. Ainsi, favoriser les plus grandes agglomérations produirait un effet
d'entraînement sur tout le reste du pays. Cette conception aboutit à une sorte
de dédain pour tout ce qui n'était pas "grande ville", à la conviction
que les petites villes et surtout le monde rural étaient condamnées à végéter
dans un état de dépendance fondamentale par rapport aux agglomérations
majeures, seules porteuses de l'avenir de la nation. A cette époque, je
travaillais au sein d'une structure qui, par vocation, ne pouvait que
s'inspirer d'une conception fondamentalement différente, à savoir au sein du Comité d'expansion économique de la
Charente- Maritime. Les comités d'expansion, une création de Pierre
Mendès-France, institués alors dans pratiquement tous les départements - mais
il en existait aussi au niveau des régions -, cherchait, avec des moyens
propres souvent étonnamment faibles (parfois seulement un Directeur, une
secrétaire, et éventuellement en plus un chargé d'étude), à jouer le rôle d'un
catalyseur d'initiatives, lesquelles devaient être prises en charge
administrativement et financièrement par les structures" lourdes" du
département (Conseil général et communes, Préfecture, chambres consulaires,
syndicats patronaux et ouvriers…). Quand on a peu de moyens, il faut avoir des
idées et convaincre les puissants de leur validité. C'est par ce mode
opératoire très humble que les comités d'expansion ont souvent réussi à
dynamiser de façon sensible leur zone d'action.
Devenu charentais par profession, je
m'efforçais de me mettre au service de l'ensemble de la population de mon
département, sans dédain pour aucun groupe, pour aucun canton, et j'étais
indigné des propos que j'entendais sur place ou ailleurs. Tel bureaucrate de la
DATAR évoquait l'espace rural comme "espace résiduel". Très gentil
pour la population des communes rurales qui abritent, encore aujourd'hui, 18 %
de la population totale![2]
Tel autre fonctionnaire de la même DATAR expliquait à des responsables
régionaux et locaux qu'il y avait lieu, dans le cadre de la politique de
décentralisation des activités, de procéder à la délocalisation en province de
"corps morts" administratifs qui n'avaient rien à faire dans la
région parisienne, ce qui permettrait de créer des emplois en province. Ces
propos furent reçus dans un silence glacial par les cadres provinciaux
présents, mais dès que l'orateur eut quitté la salle, ce fut un concert de
protestations. Un Président de chambre de commerce s'exclama:
"Ce n'est pas de corps morts dont
nous avons besoin! Nous voulons des régions vivantes!"
Très juste, mais pourquoi avait-il attendu que l'orateur ait disparu pour le dire? Comme quoi déjà à cette époque, la peur de la pensée
unique était présente. Le Préfet de l'époque, adepte convaincu de la doctrine à
la mode des métropoles d'équilibre, aurait été bien en peine de la mettre en
œuvre dans son département, puisque le chef-lieu, La Rochelle, qui faisait
environ 80 000 habitants, était loin d'avoir droit au titre envié de
"métropole d'équilibre", et pour l'appliquer ici en toute rigueur, il
aurait dû affirmer sans honte devant ses administrés que le département
n'avait rien à réclamer, devant s'incliner devant la prééminence des métropoles
les plus proches, Nantes ou Bordeaux, extérieures au département. Mais il s'en
tirait en transposant à l'échelle de
son département la philosophie régnante, et s'en allait proclamant de réunion
en réunion que La Rochelle était le soleil, et que le reste du département
n'avait qu'à se chauffer aux rayons. Certains allaient jusqu'à suggérer de
forcer une urbanisation continue - un nouveau "mur de l'Atlantique" -
entre La Rochelle et Rochefort, ville plus modeste située à une trentaine de
kilomètres de la première, afin de promouvoir un pôle unique enfin digne de ce
nom et capable d'entraîner un décollage décisif du département.
Au même moment, je terminais une
modeste étude dans laquelle j'étudiais les créations d'emplois dans le
département en fonction de la dimension des communes. Et au rebours des
théories en vogue, je constatai que plus la commune était petite, plus elle
créait d'emplois, non pas évidemment en nombre absolu, mais au prorata de sa
population. Les communes rurales étaient plus créatrices d'emploi que les
communes urbaines, et les petites communes urbaines, plus créatrices que les grandes! Complétant le volet communal de l'étude par une
analyse des créations d'emploi en fonction de la dimension de l'entreprise, je
constatai parallèlement que c'était les petites entreprises qui créaient le
plus d'emplois, les grandes entreprises du département – en Charente-Maritime,
à l'époque, une entreprise d'un peu plus de 1 000 salariés était déjà une
"grande entreprise" – restant à la traîne, voire stationnaires. La
vérité est qu'il y avait, diffus sur l'ensemble du territoire départemental, un
potentiel de croissance, un dynamisme latent, qui l'emportait en efficacité sur
les performances des "grands", bien que ceux-ci fussent les
privilégiés de la sollicitude officielle et des subventions!
M. Chirac a dit un jour qu'il
fallait pousser le développement de la région parisienne afin que le France
possède un pôle de développement qui puisse rivaliser avec les pôles les plus
importants d'Europe. Cela me rappelle le film "Le Dictateur", de
Charlie Chaplin, où l'on voit, assis sur des tabourets à ressort, Hitler et
Mussolini relevant tour à tour la hausse de leur tabouret pour surplomber leur
concurrent, jusqu'au moment où l'un comme l'autre, ayant dépassé les limites du
mécanisme, retombent brutalement au niveau du parquet… La prospérité n'est pas
une question de dimension. Le "petit" Grand-duché de Luxembourg, à
peine grand comme un département français, détient le niveau de vie le plus
élevé du monde. Faisons au mieux avec tous nos moyens, toute notre population
et tout notre territoire, et nous pourrons rivaliser avec Esch-sur-Alzette![3]
La concentration historique des
équipements à Paris ou dans ses environs tient aussi à la vanité – osons dire
le mot - de nos chefs d'Etat successifs qui ont presque tous cherché à laisser
après eux des empreintes personnelles dans le paysage, et comme par hasard,
c'est toujours à Paris que ces empreintes plus ou moins grandioses ont été marquées. Napoléon n'a pas
régné assez longtemps pour réaliser son rêve de faire de la capitale française
une Babylone gigantesque; pour Pompidou, cela avait été Beaubourg; pour
Mitterrand, ce fut l'Opéra de la Bastille, la Grande bibliothèque et l'Arche de
la Défense; Chirac, plus modeste, nous a laissé un Musée des arts premiers;
mais ne voilà-t-il pas que M. Sarkozy
se propose de créer un Gross-Paris (prononcez tous les "s") et
notamment de faire construire aux portes de la capitale des tours rivalisant en
taille avec les gratte-ciel américains!
Hélas! Que
de contresens, que d'entreprises gigantesquement inefficaces et inhumaines ont
été poursuivis obstinément à travers ce fleuve de préjugés!
Le résultat majeur de la politique des métropoles d'équilibre et des villes
satellites, cela a été, moins d'une génération plus tard, le fléau des
"quartiers sensibles". Il est temps de rechercher les bases d'une
saine philosophie de l'aménagement du territoire.
B.- Les grandes lignes d'une saine
philosophie de l'aménagement du territoire
Faudrait-il prendre le contrepied
systématique des conceptions dénoncées ci-dessus, en déclarant, conformément à
l'exclamation célèbre de l'économiste britannique Schumacher "Small is beautiful", que la solution est de choisir
systématiquement les équipements petits, les entreprises petites, les communes
reculées, à l'exclusion des grandes réalisations?
Certes non. En effet, le souci très légitime de promouvoir le développement
diffus sur l'ensemble du territoire doit être tempéré par la prise en
considération de quelques motifs qui justifient certaines concentrations, voire
parfois y contraignent. Nous formulerons successivement ci-après et ce souci du
développement bien réparti et les motifs précis d'y déroger.
1.- Les buts de l'aménagement du territoire
échappent au productivisme
Dire que l'aménagement du territoire
doit "rechercher la meilleure
répartition des hommes en fonction de l'activité économique", c'est
considérer comme allant de soi que la discipline de l'aménagement territorial
doit être au service du rendement de l'économie, et donc au service de la plus
grande production possible de richesses matérielles. Voilà le fondement
idéologique qui doit être courageusement contesté. Non pas que les
préoccupations productives doivent être étrangères à un bon aménagement
territorial. Mais l'intuition première, l'instinct de l'aménageur, c'est le
souci de favoriser la vitalité, la créativité des collectivités humaines, leur
développement humain intégral, et j'irais jusqu'à dire leur culture.
L'aménagement du territoire est une discipline qui, prenant certes appui
sur les processus économiques d'investissement et de production, vise par delà ces derniers, un progrès tous azimuts des sociétés
humaines. Toutes les civilisations sont incarnées. S'appuyant sur des
activités matérielles productives, elles s'élèvent jusqu'aux créations de
l'esprit, jusqu'au développement de la philosophie, de la littérature et des
arts, et en particulier du droit, qui est un instrument pour imprégner les
activités extérieures des principes intérieurs dégagés à partir de la réflexion
et de la culture nationales.
L'aménagement
du territoire n'est pas une discipline à côté des autres, auquel pourrait se
consacrer un ministère sectoriel, en plus de ceux de l'industrie, de
l'agriculture ou de l'éducation. C'est une dimension de toute politique, un
aspect que tout ministère technique devrait prendre en considération. Lorsque
j'entends un ministre dire que la carte des hôpitaux, ou celle des tribunaux,
n'est pas une question d'aménagement du territoire, je bondis!
Il ne s'agit pas ici de se prononcer sur le bien ou le mal-fondé d'une
politique réduisant le nombre des hôpitaux et des tribunaux en France, car
l'aménagement du territoire doit certes compter avec d'autres contraintes que
les siennes, mais écarter toute préoccupation d'aménagement spatial dans de
telles questions, c'est aller à coup sûr vers de mauvaises solutions.
L'aménagement du territoire ne prend
tout son sens que si l'on a compris que chaque peuple a contracté mariage avec
un territoire. Léon XIII a dit cela très bien dans sa célèbre encyclique "Rerum novarum":
"L'homme … s'applique pour ainsi
dire à lui-même la portion de la nature corporelle qu'il cultive, et y laisse
comme une certaine empreinte de sa personne." Certes, c'est à propos
de la propriété individuelle qu'il disait cela, mais rien n'empêche d'étendre
la même idée aux collectivités et d'affirmer que les peuples marquent les
paysages de leur empreinte, donnant ainsi un visage à leur culture. Créer des
emplois locaux, c'est certes exploiter des potentialités économiques, mais à
travers elles, c'est permettre à des familles de s'enraciner dans une région,
d'y vivre en sécurité, d'y faire pousser leurs racines, d'y créer peu à peu des
liens sociaux entrecroisés créateurs d'une culture collective dépassant le
cadre purement individuel ou même familial. Et c'est ainsi que, de proche en
proche, et de terroirs en terroirs, se constitue dans l'histoire longue la
grande nation.
2.- Remettre l'aménagement du territoire
sur ses pieds
Les pieds sont plus bas que la tête; les fondations sont plus basses que les murs et le
toit. A l'encontre des "grisés du gigantisme", il faut souligner avec
force que le but premier de l'aménagement du territoire est de faire bénéficier
toutes les populations du pays, où qu'elles résident, d'un niveau de
développement comparable, sinon absolument égal, ce qui serait utopique. Aussi,
contrairement à Claudius-Petit, je ne dirais pas qu'il faut avant tout rechercher une meilleure répartition des
hommes en fonction de l'activité économique, mais au contraire, rechercher une
meilleure répartition des activités économiques au profit des hommes là où
ils sont. Et s'il est vrai que la localisation des ressources naturelles nous est imposée
par un cadre géographique qui est ce
qu'il est et que nous n'avons pas fabriqué nous-mêmes, il reste que le
développement est de moins en moins asservi à la localisation de ces ressources
naturelles. Jean-François Gravier, dans son célèbre livre Paris et le désert français, paru juste après la guerre, soulignait
avec raison que si les localisations industrielles du XIXe siècle avaient été
largement conditionnées par la présence des minerais de pondéreux – charbon et
minerai de fer -, cela était de moins en moins vrai au XXe siècle, qui a connu
un allègement des matériaux utilisés. L'aluminium, puis le plastique a
concurrencé l'acier, l'électricité facilement transportable a pris le relais
des énergies lourdes, charbon et même pétrole, au coût de transport plus élevé,
les services de transport devenant eux-mêmes de moins en moins chers. Et
Gravier constatait que partout en Europe, sauf en France, le XXe siècle a connu
une multiplication des industries très dispersées, de tailles souvent modestes,
utilisant par exemple l'énergie électrique grâce à une multiplicité de petits
barrages barrant à différents niveaux les vallées pour une production très
dispersée d'hydroélectricité. Et il invitait la France à saisir de façon plus
déterminée ces opportunités pour parvenir à un développement industriel plus
"capillaire" et mieux réparti.
Il est vrai que des tendances plus
récentes – on pourrait dire celles du XXIe siècle – comportent des facteurs de
régression de cette liberté naguère croissante de localisation des industries.
Avec l'épuisement progressif mais irréversible du pétrole, il est pratiquement
sûr que le prix de l'énergie va monter fortement, et il n'y a guère de doute
que ce phénomène majeur va bouleverser bien des caractères des économies
nationales et mondiale. Or l'activité de transport, c'est essentiellement de la
consommation d'énergie, et il est donc presque sûr que le coût des transports
va lui aussi augmenter dans les décennies qui viennent. En conséquence, il
semble que la liberté de localisation des activités due à des transports bon
marché puisse elle-même être freinée.
Cette crainte n'est justifiée qu'en
partie. La raréfaction du pétrole ne va pas nous ramener à l'économie du
charbon, mais peut-être plutôt à celle du nucléaire. Or quelle que soit
l'évolution des coûts de transport, ils n'arriveront jamais à freiner la
mobilité du minerai utilisé dans le nucléaire, qui ne pèse rien ou presque.
D'autre part, l'électricité est le véhicule universel de transport de toutes
les sources d'énergie. Or quelle que soit la dépendance à l'égard de sources
d'énergie difficilement délocalisables en elles-mêmes, il sera toujours
possible de transporter l'énergie produite après la transformation sur site de
celle-ci en électricité. Le coût du transport de l'électricité reste
techniquement connu et fixe: c'est l'effet Joule qui
occasionne certes des pertes croissantes avec la distance parcourue, mais que
l'on peut de mieux en mieux surmonter grâce aux hautes tensions. Enfin bien des
énergies nouvelles, notamment parmi les énergies non polluantes, permettent des
lieux de production multiples et très disséminés. Plutôt que la mobilité des
hommes, favorisons la mobilité des facteurs matériels de production.
Mais il faut aller plus loin. Au
lieu de pousser les hommes à se concentrer dans les mégalopoles, ne faudrait-il
pas au contraire, favoriser l'esprit pionnier susceptible de susciter des
vocations pour le développement ou le renouveau de régions en perte de vitesse
ou même de zones qui n'ont jamais connu une grande prospérité. Il ne s'agit pas
de faire des programmes de mobilité de la main-d'œuvre recourant aux mêmes
moyens technocratiques que ceux dont nous assomme la Commission européenne,
fût-ce avec des objectifs opposés. Laissons les gens libres de rester attachés
à leurs racines. Néanmoins ne convient-il pas de favoriser de préférence ce qui
va dans le sens d'un développement intégral du territoire, plutôt que ce qui va
dans le sens d'une concentration malthusienne du développement sur des
plates-formes géographiques de plus en plus étroites?
J'en appelle de la concentration déraisonnable à la reconquête du territoire!
3.- Contribution des services publics à un
bon aménagement du territoire
Lorsqu'ils se conformaient à la
théorie française traditionnelle des services publics, ceux-ci apportaient une
contribution substantielle à l'aménagement du territoire. En effet, parmi les
caractères du service public, il y avait le principe de l'égalité des citoyens
devant le service public. Prenons le cas de la voie ferrée:
l'égalité des citoyens devant le service public des chemins de fer se
traduisait notamment par l'égalité du prix du voyageur-kilomètre et de la
tonne-kilomètre sur tout le territoire, ce qu'on appelait la péréquation. Et la
"mission de service public" du chemin de fer liait strictement le
chemin de fer français au territoire français. Aujourd'hui, on assiste au
divorce entre SNCF et territoire. Influencés par les conceptions anglo-saxonnes
et par l'idéologie économique de l'Union européenne, on assiste à un rejet du
principe d'égalité des citoyens qui, cessant d'être des usagers, deviennent des clients.
Changement de vocabulaire significatif! Les tarifs
kilométriques varient d'une ligne à l'autre, mais aussi d'un jour à l'autre, on
pourrait dire d'une minute à l'autre. Mais surtout la mission territoriale de
la SNCF est oubliée. Alors que le réseau traditionnel se dégrade en France, au
point que les trains doivent sur bien des lignes ralentir pour ne pas
dérailler, la SNCF ne mise en France que sur les lignes de TGV, dont elle est
fière à juste titre, mais condamne toutes les régions qui ne possèdent pas ce
type de ligne à VGT. Les trains Corail eux-mêmes, qui constituent pourtant les
"grands trains" des lignes classiques, sont parfois négligés, la SNCF
en a supprimé quelques-uns. La SNCF se prend pour une multinationale et
entreprend d'investir dans le monde entier, oubliant au passage sa vocation
spécifiquement ferroviaire pour se lancer dans toutes sortes de spéculations
imprévues[4].
Réaction, il faut le dire, en partie excusable des dirigeants de la SNCF,
contraints d'adopter des pratiques libre-échangistes pour se défendre contre la
concurrence qu'ils subissent désormais sur le territoire national par la
volonté de la Commission européenne.
4.- Le développement intégré
On peut vivre, certes, avec une
seule jambe ou en étant manchot. Mais n'est-il pas préférable de posséder deux
bras et deux jambes? Un sourd, Beethoven, a pu être le
plus grand musicien de l'histoire. Mais n'est-il pas préférable de posséder une
excellente ouïe?
De
même un pays, une région, peuvent vivre en ne possédant que quelques activités
productives, qu'une gamme limitée d'équipements. En pareil cas, elles doivent
aller chercher à l'extérieur ce qui leur manque. Le paysan prend sa voiture et
part pour la ville y chercher dans des commerces les produits qu'il ne trouve
pas dans son village; il va au chef-lieu afin d'y
accomplir dans des Services publics les démarches administratives
indispensables. Une nation importe les biens qu'elle ne produit pas elle-même.
Tout cela est banal et normal. Et les manques des uns sont complétés par le
trop plein des autres, ce qui nourrit la solidarité des hommes de collectivité
à collectivité. Mais n'y a-t-il pas lieu de se réjouir lorsqu'un pays qui ne
possédait aucune entreprise dans tel secteur, par exemple dans l'industrie du
jouet, voit se créer en son sein une entreprise saine qui complète la gamme de
ses productions? Lorsqu'un canton qui ne possédait pas
d'épicerie, ou de bureau de poste, ou de pharmacie, bénéficie enfin de telles créations? Ou plutôt – car cette formulation est plus
actuelle - , lorsqu'une menace de suppression de tels
équipements est finalement conjurée?
Lorsque je travaillais dans le
Tiers-monde comme assistant technique dans le cadre de l'aide au développement,
j'y entendais souvent évoquer le concept de développement
intégré. La poursuite du développement intégré, ce n'est au fond que celle
du développement intégral, pour donner une deuxième jambe aux pays qui n'en ont
qu'une, une paire d'oreilles à ceux qui n'en ont aucune, autrement dit un
dispensaire ou des puits d'eau saine dans une zone qui en manque cruellement,
des cultures vivrières plus abondantes là où la faim et la malnutrition font
des ravages. Au lieu de pousser les pays pauvres à multiplier les productions
d'exportation, soi-disant pour procurer des devises permettant à ces pays
d'importer les biens qu'ils ne produisent pas eux-mêmes (ou encore pour être en
mesure de rembourser leurs dettes…), on plaçait un espoir dans ce qu'on
appelait le développement "par substitution d'importation", les
importations coûteuses et qui marquent une dépendance étant remplacées autant
que faire se pouvait par des productions autochtones. Mais la politique du
Fonds monétaire international et le climat libre-échangiste ont réduit les résultats
de ces efforts.
Si j'étais maire, il me semble que
je ne serais pas obsédé par l'idée de faire grossir ma commune, d'augmenter son
peuplement. Chaque matin, je me demanderais plutôt: "Quel est l'équipement qui manque le
plus cruellement dans ma commune? Efforçons-nous de le créer!
Quelle activité nouvelle serait-il souhaitable d'y introduire pour y
diversifier les productions, et par voie de conséquence les aptitudes, les
qualifications de la main-d'œuvre locale? Lançons-nous
dans l'aventure de cette création nouvelle!"
Bien davantage que son accroissement quantitatif, ce qui me réjouirait
, ce serait la variété accrue dans la composition sociologique de la
population communale. Voilà une autre façon de dire que l'aménagement du
territoire doit se concevoir en partant de la base, et non du sommet comme
certains le conçoivent parfois. Lorsque le regretté Maurice Allais, notre prix
Nobel d'économie, déclarait souhaitable que l'Europe s'efforce de produire
elle-même quelque 80 % de ses besoins dans chaque branche productive, ne
consentant aux importations que pour les 20 % restants, il souscrivait au fond,
sans employer l'expression, au concept de développement intégré[5].
Pensons, en matière d'urbanisme, aux
conséquences d'une urbanisation désintégrée, par laquelle il y a à un bout de
l'agglomération l'habitat, et à l'autre, les emplois. Ou plutôt, comme cela est
le plus fréquent, au centre les emplois et dans la
banlieue l'habitat. D'où les coûteuses et épuisantes "migrations
alternantes". Coûteuses en argent, coûteuses en temps. Comme une
mayonnaise qui "tombe", on a perdu le secret de faire un tissu urbain
intégré, où toutes les fonctions urbaines sont intimement associées, comme
c'était le cas dans les villes anciennes, jusqu'au XIXe siècle[6].
Et ce n'est pas une question de dimension, mais de culture:
toutes les villes ont perdu le secret à la même époque, quelle que soit leur
dimension. A Paris comme à Colmar. De ma fenêtre dans la vieille ville de La
Rochelle, je voyais la porte de mon bureau professionnel. En moins de cinq
minutes à pied, j'y étais.
A propos de développement intégré,
il convient d'ajouter quelque chose. Il n'y aura jamais d'autarcie totale, et
ce n'est d'ailleurs pas souhaitable. Une région devra toujours, à des degrés
divers, entretenir des relations avec les autres régions, avec d'autres pays.
Mais il est alors souhaitable que ces relations soient omnidirectionnelles. Je m'explique. Je suis moins dépendant si je
dépends de tout le monde plutôt que d'un seul, qui, dans ce cas, pourra me
tenir la dragée haute, me faire passer par les fourches caudines de ses
chantages, de ses prix monopolistiques, de sa domination bureaucratique.
Donnons quelques exemples. Les pays en développement recherchent, et c'est bien
naturel, des aides extérieures. Mais ils ont en général le souci de diversifier
l'origine des dons, car les donateurs ont toujours tendance à imposer aux
bénéficiaires de leurs aides certaines conditions qui sont ressenties comme des
ingérences blessant leur souveraineté. Pouvoir jouer sur une large gamme de
donateurs, lesquels conditionnent leurs aides par des règles très diverses,
c'est récupérer une marge de liberté en donnant la préférence aux donateurs
dont les conceptions rejoignent au mieux celles du pays bénéficiaire.
Voici un autre exemple, très
différent. Le réseau de chemins de fer a été créé en France au XIXe siècle en
suivant de près le plan conçu par un certain ingénieur Legrand, plan
caractérisé par un schéma en étoile, où étaient massivement privilégiées les
relations de chaque région avec Paris, au détriment des relations de voisinage
de région à
région. Il y avait probablement dans cette conception des arrière-pensées
stratégiques compréhensibles. Il n'en reste pas moins que, du fait de ce réseau
en étoile – qui reste encore largement celui de la France aujourd'hui –, le
caractère intégré du développement régional a été brisé, chaque région
négligeant peu ou prou ses relations anciennes de voisinage au profit des
seules relations avec la capitale, désormais tellement plus commodes. Par la
suite, tous les réseaux ont emboité le pas au modèle ferroviaire. Les
autoroutes ont suivi un schéma semblable en étoile, et même les relations
aériennes, ce qui est un comble, puisqu'à la différence des modes de transport
terrestres, le trafic aérien ne dépend pas d'infrastructures linéaires fixes,
mais seulement d'infrastructures ponctuelles, celles des aéroports,
compatibles, techniquement sinon économiquement, avec n'importe quelle relation
linéaire.
5.- Les facteurs de différenciation du
territoire
Ce qui a été dit jusqu'à maintenant
pourrait donner à penser que l'auteur imagine un territoire indifférencié,
monotone, et où l'on trouve tout partout. Toute la gamme des équipements dans
toutes les communes, toute la gamme des activités dans tous les terroirs. Il
est évident qu'il ne peut et ne doit pas en être ainsi, et il semble à
l'analyse que la raison en provienne essentiellement de quelques causes majeures: les effets de seuil, les effets de synergie et les
effets de site.
a) Les effets
de seuil
On sait bien que chaque localité ne
peut pas posséder tous les équipements imaginables. Une des principales raisons
en est que les équipements ont un coût, et que la bonne gestion des ressources
financières et leur rareté obligent à faire des arbitrages et à considérer que
tel équipement n'est concevable que pour desservir un certain effectif minimum
de population, en dessous duquel il y aurait gaspillage de ressources, car le
rapport entre les avantages dus à l'existence de l'équipement et les coûts
d'investissement et de gestion qu'il occasionnerait serait disproportionné.
Mais il saute aussi aux yeux que la
possibilité de faire descendre les équipements au niveau le plus bas possible
dépend du coût, très variable, de l'équipement. On pourra "se payer"
dans toutes les communes un minimum de services administratifs, état civil,
cadastre, voirie vicinale, etc., mais il faudra accepter que la maternité soit
peut-être au chef-lieu d'arrondissement, le théâtre seulement au chef-lieu du
département. Bref, pour chaque type d'équipement apparaîtra un seuil en deçà duquel sa création
n'est guère pensable, et à partir duquel elle le devient. Cette multiplicité
des seuils selon l'équipement ou l'activité explique déjà largement la
différenciation du territoire et des paysages.
Accepter que tout le monde ne trouve
pas tout à sa porte , c'est le bon sens le plus
élémentaire. Mais on remarquera toutefois que cette constatation d'évidence
justifie et réclame que l'aménagement du territoire soit conçu à partir du bas,
pour monter progressivement jusqu'aux réalisations les plus dispendieuses et
donc les plus rares, et non à partir du sommet et des plus grandes métropoles,
comme certains technocrates l'ont prôné. En effet, en partant du haut, on ne se
heurte jamais à l'effet de seuil. L'équipement qui pourrait être largement
multiplié à un niveau de population restreinte, on peut a fortiori le créer dans la grande agglomération, puis oublier les
collectivités plus restreintes frustrées pourtant sans justification. Au
contraire, en partant du bas, on va immédiatement se heurter aux impossibilités
dues aux effets de seuil, puis voire affleurer des possibilités plus
diversifiées au fur et à mesure que l'on remonte à des niveaux plus élevés
d'organisation sociale.
Les coûts ne sont pas les seules
sources des effets de seuil. Par exemple, il est évident que la création d'une
industrie automobile ou aéronautique exige d'être implantée dans un
"bassin d'emploi" de dimension plus importante que d'autres industries
moins demandeuses en main-d'œuvre, et notamment en main-d'œuvre très qualifiée.
b) Le concept
de maillage
Dérivant assez directement de l'idée
de seuil, apparaît alors le concept de maillage. Aménager un territoire, c'est
établir un maillage raisonnable pour chaque équipement, pour chaque type de
réseau, routes, gaz, eau, électricité, téléphone, etc. L'idée est bien de
densifier au maximum ces réseaux, sans discrimination injuste entre régions,
mais en tenant évidemment compte de l'impossibilité de créer tout partout. Et
la densité de chaque réseau dépendra avant tout du coût occasionné par lui,
tant en investissement qu'en gestion.
c) Les effets
de synergie
Il faut mentionner aussi les
exigences de la synergie. Un milieu universitaire exige non seulement des
professeurs, mais aussi des chercheurs, les deux activités pouvant d'ailleurs
être assumées souvent par les mêmes personnes. Enseignement et recherche se
fécondent mutuellement. Un milieu humain pas assez diversifié freinerait
l'épanouissement de tels centres universitaires. Bien plus, l'association
d'industries avec la recherche et l'enseignement offre des possibilités bien
supérieures de fécondations mutuelles. Tel est le cas des "Pôles de
compétitivité" associant depuis 2004 industries, centres de recherche et
organismes de formation en vue de projets innovants. De même, il y a de grands
avantages à tirer de l'association d'une industrie agro-alimentaire aux
spéculations agricoles de la zone considérée!
d) Les effets
de site
A côté de l'effet de seuil, il y a l'effet de site. Qu'est-ce qu'un site? C'est un lieu ou une zone considérés dans leurs
caractères spécifiques qui se trouvent réunis là , et
non ailleurs. Les caractéristiques propres à un site empêchent parfois la
création sur place de telle activité ou de tel équipement, mais en revanche
permettent d'autres créations que l'on ne pourrait pas localiser ailleurs.
Enseignant l'aménagement du territoire au Cameroun, je demandais à mes étudiants: "Quels
sont les caractères propres au site de la ville de Douala?" Et ma
réponse fut la suivante: "Douala, capitale économique du Cameroun, est un port maritime et
pourtant ce n'est pas un port côtier. Il est situé à l'intérieur des terres, en
pleine zone de forêt équatoriale dense, mais en bordure du fleuve le Wouri. Et
il est situé au point le plus en amont compatible avec l'accès des navires de
mer. Plus en amont, le fleuve se réduit à un gros ruisseau." Visiblement,
le site choisi pour la création du port et de la ville de Douala résulte du désir
de pénétration des terres à partir de la
mer.
L'effet de site est un puissant
facteur de différenciation des territoires. Songeons aux barrages
hydroélectriques, qui ne peuvent être que là où ils sont, ou encore aux zones
touristiques, dont la prospérité est strictement liée à des atouts offerts par
la nature là et non ailleurs.
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Sans doute faut-il élargir le
concept de site à des considérations pas seulement naturelles, mais aussi
humaines. La Commission européenne, avec son idée de vin rosé par mélange de
vin rouge et de vin blanc, aurait bien voulu que l'on puisse produire n'importe
quel vin n'importe où, mais elle se heurte dans cette entreprise, non seulement
aux aptitudes naturelles différenciées des différents sites de production, mais
aussi aux traditions ancestrales qui font que telle région est un "bassin
de compétences" séculaire qui constitue un trésor à ne pas dilapider. Les
délocalisations industrielles sont un fléau notamment pour cette raison, et
Maurice Allais soulignait que certaines délocalisations, lorsqu'elles sont
poussées jusqu'à leur terme, détruisent des bassins de compétence perdus à
jamais par la nation. Et l'on est en droit de parler de "sites"
lorsqu'on identifie les aptitudes humaines d'une région, parce que, bien
heureusement, il est difficile et long de déraciner complètement ces hautes
traditions des mains-d'œuvre régionales, au point qu'elles s'apparentent par
leur tenace survie à des phénomènes de la nature.
Ceci dit, il ne s'agit nullement,
par une telle affirmation, de dénier à d'autres régions, à d'autres pays, le
droit de tenter leurs chances dans les mêmes spéculations productives, à
condition toutefois de respecter les "appellations contrôlées". Ô
pays audacieux et entreprenants, faites où vous voulez du vin mousseux, mais
n'appelez pas "champagne" un vin fabriqué en Russie ou en Patagonie…
Ce serait de la contrefaçon. N'oubliez pas que la Champagne est une région, qui
a doit à sa marque, comme Vuitton ou Hennessy ont droit à la leur…
C.- Justifications économiques de la
conception proposée
J'entends déjà les objections
possibles. "Votre conception de
l'aménagement du territoire, c'est du luxe! Une telle
politique aurait un sérieux coût que la nation ne saurait supporter, surtout en
cette période de crise qui exige une exceptionnelle austérité budgétaire."
D'abord, je voudrais bien que l'on
m'indique dans quels domaines la politique est gratuite!
Quand je pense par exemple aux dépenses consacrées à un audiovisuel public qui
contribue principalement à l'abrutissement des familles et notamment des jeunes
dans toutes les chaumières, je serais tenté de penser qu'une bonne partie de
cet argent serait mieux utilisé pour le bien du pays à un bon aménagement de
ses régions.
Répétons-le, les finalités de
l'aménagement du territoire dépassent les considérations purement économiques.
Mais plaçons-nous tout de même un moment sur le terrain du rendement économique! Et nous constaterons que la théorie économique
vient à la rescousse pour confirmer ce qui vient d'être dit en faveur d'un aménagement qui part du bas.
1.- Rappel de quelques enseignements de la
théorie économique: coût marginal et coût moyen
Le coût marginal (Cμ) est le
coût unitaire pour l'entreprise de la dernière unité produite par elle (la
dernière voiture, ou le dernier téléviseur, ou le dernier pot de yaourt, etc.,
selon la nature des activités de l'entreprise en cause). En général, les
premiers exemplaires du produit coûtent très cher à l'entreprise, car pour
produire ne serait-ce qu'une seule voiture, il faut déjà avoir fait tous les
investissements nécessaires à la production de voitures. Avoir construit
l'usine, l'avoir équipé de toutes les machines nécessaires. Les voitures
suivantes coûtent moins cher, car les investissements effectués pour la première
voiture ne sont pas, pour l'essentiel, à refaire pour les suivantes, ils
peuvent servir sans de grands ajouts, à la production de milliers, voire de
dizaines de milliers de voitures. Les dépenses qu'il faudra effectuer pour les
voitures suivantes, ce seront surtout des dépenses à peu près proportionnelles
au volume de la production: salaires, consommation
d'énergie, taxes, etc.
Ainsi dans un premier temps, la
courbe du coût marginal est fortement décroissante avec le volume de la
production (voir courbe rouge sur le graphique ci-dessous). Mais peu à peu, le
phénomène s'essouffle. Pour produire davantage, il va falloir agrandir l'usine,
acheter de nouvelles machines. Et puis, les frais généraux d'administration et
de gestion vont s'alourdir plus que proportionnellement au volume de la
production, compte tenu de la loi bien connue de Parkinson, selon laquelle les
grandes organisations développent des coûts croissants d'administration. Bref,
à partir d'une certaine taille de l'entreprise, le coût marginal, après avoir
baissé, passe par un minimum (point B du graphique), puis se met à grimper de
plus en plus.
Le coût moyen (Cm), lui, est le coût
total engendré par la totalité de la production divisé par le nombre de
produits fabriqués. C'est donc aussi un coût unitaire – coût de la fabrication
d'un seul exemplaire du produit), mais moyen. La caractéristique de la courbe
du coût moyen (voir courbe noire du graphique) en fonction du volume de
production est qu'elle "se traîne" avec retard derrière la courbe du
coût marginal. En effet, alors que le coût marginal ne dépend que du dernier
exemplaire produit, le coût moyen garde en lui la trace des coûts engendrés par
tous les exemplaires antérieurs.
Ainsi, pendant la première phase, où
le coût marginal décroit, le coût moyen décroit aussi, mais plus lentement que
le coût marginal. Donc, dans cette première phase de l'expansion de
l'entreprise, le coût moyen est supérieur au coût marginal.
Puis, nous l'avons vu, le coût
marginal se met à croître. Mais tant que, malgré cette remontée, le coût
marginal reste en dessous du coût moyen, ce dernier continue à décroître,
quoique plus faiblement. C'est seulement lorsque la remontée de la courbe du
coût marginal aboutit à couper la courbe du coût moyen et que le coût marginal
devient supérieur au coût moyen (au point C du graphique), que le coût moyen
commence lui aussi à grimper, mais toujours en "traînant" la patte,
donc moins vite que le coût marginal. Dans cette dernière phase d'expansion de
l'entreprise, le coût moyen est inférieur au coût marginal.
Dans la plupart des secteurs
économiques, si une seule entreprise voulait, par une situation de monopole,
satisfaire les besoins totaux de la population, elle devrait augmenter sa
production à un niveau qui la porterait nettement dans la partie droite du
graphique, dans la zone où les coûts sont croissants et où le coût marginal
dépasse le coût moyen (par exemple au point D). Mais la théorie nous rappelle
aussi qu'aucune entreprise n'a intérêt à vendre à un prix inférieur au coût
marginal, faute de quoi elle perdrait de l'argent sur les derniers articles
vendus. Notre entreprise monopolistique va donc devoir élever son prix de
facturation au-dessus ou au moins au niveau de ce coût marginal, mais la
concurrence, qui ne va pas manquer de se manifester bientôt, va entraîner un
partage de la production entre plusieurs entreprises, et chacune se situera
désormais plus à gauche dans le graphique, les entreprises concurrentes vont se
multiplier jusqu'à ce que, pour chacune, coût marginal et coût moyen
s'égalisent (le point C du graphique).
2.- Application de la théorie à
l'aménagement du territoire
Ce qui est vrai pour une entreprise
l'est aussi pour les collectivités territoriales et pour les cités. Au-delà
d'une certaine dimension, les inconvénients de la congestion deviennent si
énormes, ils produisent des nuisances de tous ordres si graves – inutile ici de
les détailler, tout le monde est aujourd'hui bien sensibilisé à ces problèmes -
que de deux choses l'une: ou bien le standard de vie des populations résidentes
se dégrade de façon inquiétante, ou bien l'on est condamné à s'engager dans la
voie d'investissements sans fin de plus en plus coûteux, non seulement en
valeur absolue, mais aussi, soulignons-le, par tête d'habitant. En un mot, le coût marginal d'installation d'un
habitant supplémentaire dans ces mégalopoles devient insupportable.
Quelques exemples ici de ces coûts.
Lorsque la France a entrepris de construire le périphérique de Paris, elle a dû
y consacrer pendant la durée des travaux, si mes souvenirs sont exacts, plus de la moitié des crédits nationaux
totaux affectés aux investissements de voirie. Dans un domaine très
différent, lorsque le Gouvernement a fait peindre par Chagall le plafond de
l'opéra Garnier de Paris, il a dû y consacrer, là encore si mes souvenirs sont
exacts, plus de la moitié des crédits
totaux consacrés à la culture par le budget de la nation.
Pour parler d'elles comme s'il
s'agissait d'entreprises, les grandes
agglomérations ne sont pas rentables. Les résidents des plus grandes
agglomérations ne sont pas en état de financer de leurs propres deniers la
totalité de leurs équipements et de payer à leur véritable prix leurs services
publics. Si Paris-agglomération, qui représente à peu près 1/5e de
la population nationale, a pu absorber plus de la moitié des crédits nationaux
de voirie, cela signifie que le reste de la France, les 4/5es, ont été obligés
de mettre la main à leur portefeuille pour compléter la contribution des
Parisiens. Tout le monde sait que le prix du ticket de métro ne couvre qu'une
fraction du coût d'exploitation du métro et des bus parisiens. Et ce n'est pas
seulement la Ville de Paris qui fournit le complément… Tout le monde sait, ou
devrait savoir, que l'exploitation du réseau de banlieue de la SNCF est
lourdement déficitaire. Mais nous avons appris que M. Sarkozy a lancé un vaste
plan d'équipement de la grande région parisienne, ce que j'ai appelé plus haut
le Gross-Paris. Et autour du premier périphérique, il y en aura un deuxième, au
kilométrage évidemment bien plus long.
On répondra peut-être:
"Oui, les équipements urbains sont
très coûteux. Mais comment les éviter? On ne peut pas,
comme vous venez de le souligner, laisser le mode de vie des citadins se
dégrader de plus en plus. C'est très cher, mais il faut y passer!"
La réponse à cet argument
apparemment très fort est celle-ci: certes, une fois
que les agglomérations ont atteint les dimensions qu'on leur connaît
aujourd'hui, une fois que les besoins sont là, qu'ils sont devenus aigus, il
n'est pas possible de fermer les yeux sur eux, il faut bien les satisfaire. La
question est cependant de savoir si l'on n'a pas négligé en temps utile de planifier une tout autre politique de
développement régional et d'aménagement du territoire, autre politique qui
aurait peut-être eu la vertu de stopper, ou tout au moins de ralentir
sensiblement la vitesse de croissance des plus grandes agglomérations. Si vous
avez un torrent dangereux d'où dévale des masses énormes d'eau qui dévastent
tout sur leur passage et provoquent des inondations en aval, quelle est la
mesure sage à prendre? Construire un énorme barrage au
débouché du torrent dans la vallée? Ou construire
plutôt une série de barrages modestes échelonnés tout le long du cours d'eau à
partir de la source, de sorte qu'en aval, le débit ne soit guère plus fort
qu'en amont?
Revenons un instant aux
enseignements de la théorie économique. Installer des habitants dans une zone
rurale quasi désertique, est-ce coûteux? Certes, le
coût d'installation de la première famille sera très coûteux. En effet, pour
faire en sorte qu'elle bénéficie des mêmes commodités de civilisation que les
habitants des villes, il va falloir pour
une seule famille tracer des kilomètres de route, tirer des kilomètres de
ligne électrique, de ligne téléphonique, installer des kilomètres de conduites
d'eau, créer peut-être un relais hertzien, etc. Le coût marginal de la première famille est astronomique en zone
rurale. Mais très rapidement, dès qu'un certain peuplement supplémentaire
va se produire, le coût supplémentaire de l'installation des nouveaux arrivants
va tomber à un niveau très bas. Là où vit une famille, il peut en vivre deux,
sans guère d'équipements nouveaux. La courbe du coût marginal va tomber très rapidement
et très fortement. Or, à moins d'opter pour un désert total, ce que personne ne
recommande, c'est bien le coût marginal qu'il faut prendre en considération. La
question est: où
est-ce que cela coût le moins cher d'installer 1 000 habitants supplémentaires?
A la ville ou à la campagne? La réponse ne fait aucun doute:
c'et à la campagne.
Nous avons pris l'exemple extrême
d'une alternative entre grande agglomération urbaine et implantation rurale.
Mais il est clair qu'il faut généraliser le raisonnement et conclure que plus l'agglomération d'implantation est
importante, plus sont élevés les coûts des équipements indispensables à
l'accueil d'un contingent supplémentaire de population.
D.- De quelques erreurs intellectuelles
et idéologiques au sujet de l'aménagement du territoire
1.- Le rapport B/I
La tendance spontanée de bien des
décideurs est d'être éblouis par l'effet de masse, et de privilégier les
projets spectaculaires de grande dimension, qui produisent évidemment des
effets bénéfiques plus importants que des projets plus modestes. Pas de doute,
un grand hôpital permet de soigner davantage de malades qu'un petit. Un grand
barrage hydroélectrique produit davantage d'électricité qu'un petit. Une grande surface satisfait davantage de besoins de
consommation qu'un petit commerce de détail. Si bien qu'il est passé presque en
proverbe de dire qu'il est plus facile d'obtenir un financement de quelques
milliards que de quelques millions. Et le lobbyisme est évidemment plus
puissant et plus "convaincant" pour de grands que pour de petits
projets.
Pourtant cette tendance omniprésente
repose sur une erreur économique évidente. Ce qui doit être considéré et
comparé, pour choisir entre plusieurs utilisations possibles des ressources
financières, ce n'est pas le montant absolu "B" des bénéfices à
attendre d'un projet, mais le rapport entre "B" et le montant
"I" de l'investissement nécessaire. Une bonne utilisation des
ressources budgétaires cherche l'optimisation du rapport B/I, à travers une
série de projets dont certains seront grands, d'autres de taille moyenne,
d'autres enfin minuscules. Et rien ne prouve que, dans la file d'attente des
projets ainsi classés par rendements B/I décroissants, on trouvera en tête de
file les projets les plus grands et en queue les petits projets.
2.- Les dynamismes illusoires dus aux
"effets de pompage"
"Il
faut concentrer les équipements et les activités dans les grands centres et les
grandes métropoles, car c'est là qu'il y a le plus grand dynamisme".
De fait, ce sont les grandes agglomérations qui connaissent la croissance
démographique la plus rapide, où se concentrent la plupart des créations
d'emplois, où afflue tout ce qui compte dans les domaines intellectuel et
culturel. Argument qui semble imparable! Et cette conviction
est logée dans la plupart des cerveaux qui ont prise sur les décisions.
Pourtant cette opinion si répandue
n'est dans une large mesure qu'un sophisme. En effet elle consiste à prendre
les effets pour des causes, et à estimer qu'un état de chose doit perdurer pour
la seule raison qu'il a existé jusqu'à présent.
Prenons un exemple fictif pour
éclairer la question. Soit deux villes A et B reliées par deux routes dont les
itinéraires sont bien distincts. A l'origine, les trafics sont équivalents sur
les deux itinéraires, car les distances sont à peu près égales et la qualité
des chaussées également. Aucun motif net pour choisir un itinéraire plutôt que
l'autre. Mais supposons que pour des raisons accidentelles – par exemple
dégradation de la route n° 1 à la suite de chutes de grêle -, une prépondérance
de trafic apparaisse sur la route n° 2. L'Administration des Ponts et
Chaussées, qui fait dépendre consciencieusement son effort d'entretien des
chaussées de mesures du trafic établies par des systèmes de comptage des
essieux qui passent, constatant la supériorité du trafic sur la route n° 2, va
procéder, pour satisfaire au mieux les besoins, à des travaux d'entretien plus soutenus sur
la route n° 2 que sur la route n° 1, qui va de ce fait accentuer son
déclassement relatif.
Il y a gros à parier que, quelques
années plus tard, on trouvera maints économistes ou géographes qui démontreront
avec force arguments que la prédominance de la route n° 2 provient des
aptitudes et du dynamisme supérieur de la zone traversée par la route n° 2. On
pourra résumer ce petit conte par l'adage "qui
a eu beaucoup recevra davantage".
Ce privilège, dû dans mon petit
conte à des causes bureaucratiques consistant dans la conception purement
passive d'une Administration qui ne cherche pas à infléchir les tendances
spontanées, résulte souvent aussi des mécanismes non moins spontanés du libre
jeu des activités économiques, et qui font que l'argent appelle l'argent, la
richesse appelle la richesse, et donc que les déséquilibres ont souvent
tendance à s'auto-alimenter. Ils s'auto-alimentent précisément parce que l'on
consent constamment à privilégier en crédits de toutes sortes les zones déjà
fortement équipées. C'est l'effet de pompage.
Voici un exemple typique de l'effet
de pompage. La jeunesse d'une population est, dit-on à juste titre, un facteur
de dynamisme économique et social. Or la région parisienne bénéficie d'une
population plus jeune que le reste du pays. La natalité y est relativement
forte. Serait-ce que la fécondité y est plus forte qu'ailleurs?
C'est le contraire qui est vrai. Mais Paris restant une zone attractive pour
les chercheurs d'emploi, arrache aux régions une population relativement jeune
en plein "âge d'être actif", comme disent les statisticiens. Et aussi
mieux représentée dans les tranches d'âge en plein âge de possible procréation.
Autrement dit, la région parisienne "pompe" une part du dynamisme
démographique des régions.
Un observateur naïf soucieux de
natalité ne manquerait pas de dire que pour relever celle-ci en France, il
suffirait de concentrer davantage la population dans la région parisienne. Or
une telle entreprise aurait le résultat contraire, puisque la région parisienne a une fécondité plutôt faible. Exemple
typique d'illusion due à l'effet de pompage.
3.- Identification des besoins ailleurs que
là où ils sont vraiment situés
Certains besoins
se manifestent ailleurs que là où il conviendrait de les satisfaire, et la
tendance assez fréquente des décideurs, leur paresse, les conduisent à y répondre non pas là où des populations souffrent du
sous-équipement, mais là où le manque d'équipement s'est manifesté. Ce point
important nécessite quelques exemples concrets pour être compris.
a) Besoins en
maternités
L'INSEE établit une double statistique
des naissances. Il distingue les naissances enregistrées
et les naissances domiciliées. Les
naissances sont enregistrées dans la commune de naissance, c'est-à-dire dans la
plupart des cas dans la commune d'implantation de la clinique qui a accueilli
la mère pour son accouchement. Mais l'INSEE rapporte aussi les naissances au
lieu du domicile de la mère pour établir la statistique des naissances dites
domiciliées.
Or on constate un décalage
systématique par commune entre le nombre des naissances enregistrées et le
nombre des naissances domiciliées. Dans les villes d'une certaine dimension,
les naissances enregistrées sont beaucoup plus nombreuses que les naissances
domiciliées. Dans les zones rurales et les petites agglomérations, c'est l'inverse: les naissances enregistrées y sont beaucoup moins
nombreuses que les naissances domiciliées.
La raison de ce décalage saute aux
yeux. A notre époque, les naissances à domicile sont devenues rarissimes. Les
mères près d'accoucher se rendent presque toutes à la maternité la plus proche.
Or les maternités sont dans les villes, et encore pas dans toutes les villes,
mais dans les centres d'une certaines
importance. Et si les équipements en maternité s'avèrent insuffisants
dans une région, où constatera-ton la chose? Là où
existent déjà des maternités, parce que ce sont les Directeurs de maternité qui
vont constater la saturation de leur
établissement, et ils vont assez naturellement réclamer la création d'une
nouvelle maternité dans la ville où se manifeste la saturation, donc dans leur
ville. Mais qui ira jusqu'à percevoir que la saturation ici provient d'un manque d'équipement là? Quasiment personne!
Il ne s'agit pas de recommander la
création de maternités dans tous les villages, mais en tenant compte du seuil de dimension (voir supra ce
concept de seuil) à partir duquel une maternité est viable, d'examiner si, au
vu des statistiques de naissances domiciliées, les besoins à satisfaire ne
pourraient pas l'être au cœur de bassins de population suffisants pour atteindre
le seuil en cause et justifier une localisation plus décentralisée.
On remarquera qu'une fois de plus,
les distorsions relatives à la localisation des activités et des équipements
jouent en faveur des localisations indues dans les grandes cités au détriment
des localisations, pourtant économiquement et socialement plus justifiées, dans
des localités plus restreintes.
b) La
localisation des lycées et collèges
L'exemple des maternités pourra
peut-être manquer de pertinence aux yeux de certains dans la mesure où le
niveau plutôt médiocre de la natalité rend les besoins nouveaux peu nombreux en
la matière. Il reste cependant pédagogiquement excellent grâce à l'existence de
la double statistique des naissances qui met puissamment en lumière le problème.
Mais il faut prendre conscience que ce type de distorsions peut affecter bien
d'autres secteurs que celui des maternités.
Ardent
promoteur d'une saine conception de l'aménagement du territoire, M.
Jean-Edouard ROCHAS, qui fut Directeur régional de l'INSEE pour la région
Rhône-Alpes, appliqua le même genre d'analyse à la question de la localisation
des lycées et collèges, au moment où la DATAR invitait les régions à effectuer
des travaux de prospective et où la région Rhône-Alpes réfléchissait à un programme
de création de nouveaux établissements d'enseignement.
Le Directeur régional établit en
1993 un rapport sur la question. Et il trouva l'occasion de présenter le
résultat de ses analyses au Conseil régional. Il expliqua aux Conseillers
régionaux que la tendance était de concentrer les équipements en établissements
d'enseignement dans les grands centres. Il décrivit alors la carte de la
répartition de la population régionale non seulement département par
département, mais de façon bien plus fine, bassin de population par bassin de
population, et il montra qu'en tenant compte des contraintes de seuil,
c'est-à-dire en ne proposant de créer que des établissements de taille
raisonnablement suffisante, les implantations nouvelles devaient généralement se
faire non dans des zones déjà équipées, mais dans des zones jusque
là plus ou moins complètement délaissées.
Il faut croire qu'il réussit à être
convaincant, puisque les élus, qui n'avaient pas imaginé auparavant de telles
orientations, adoptèrent le schéma d'aménagement proposé. Mais dans combien
d'autres domaines ne trouverait-on pas le même genre de biais contraire à la
plus juste et efficace répartition des équipements?
4.- Libéralisme intégral et aménagement du
territoire
Dans ses versions systématiques, qui
attribuent au principe de concurrence une priorité absolue sur toute autre
considération d'organisation sociale, le libéralisme est incompatible avec un
sain aménagement du territoire. En effet, si l'aménagement du territoire repose
sur l'idée, déjà mentionnée,[7]
d'un "mariage" entre une collectivité humaine et un territoire, le
libéralisme s'y oppose frontalement, puisque, pour assurer une concurrence sans
frein, il recommande et tend à promouvoir une mobilité totale des facteurs de
production, et dans les facteurs de production, il inclut sans restriction le
facteur humain, c'est-à-dire les hommes au travail. A la limite, les activités
économiques, dans la conception libérale, sont conçues sans référence à un
territoire, et les libéraux ont élaboré un vocabulaire méprisant pour désigner
toute trace de référence à un pays, tout attachement à un terroir ou à une nation: conservatisme social, esprit de clocher, patriotisme
économique, champions nationaux… Dans une telle conception, il est difficile de
maintenir des actions publiques volontaires pour corriger certaines évolutions
spontanées allant à l'encontre d'un développement territorial équilibré. En
effet, dans une conception libérale pure, si un territoire s'étiole, se
dépeuple ou s'appauvrit, ce n'est que la sanction justifiée d'aptitudes
économiques moindres, de sorte que vouloir redresser par des aides cette
situation présenterait un caractère antiéconomique.
L'aveuglement
de la Commission européenne devant les phénomènes de délocalisation industrielle,
son rejet de toute politique industrielle au niveau européen comme au niveau
national, sa tendance à traiter l'agriculture comme tout autre secteur moins
lié au sol, sont largement le résultat de ces préjugés. Ce faisant, elle se met
en contradiction avec elle-même, puisqu'elle a développé par ailleurs une très
coûteuse politique dite "de cohésion" avec les Fonds structurels, et
en particulier le Fonds de développement régional, politique ayant pour objet
de réduire les retards de développement affectant certains pays ou certaines
régions de l'Union européenne.
Pourtant l'idée selon laquelle toute
subvention à des entreprises du secteur marchand ne peut être qu'antiéconomique
a dû céder, notamment dans le secteur des transports terrestres, devant la
nécessité finalement reconnue même par la Commission européenne d'une véritable
coordination des transports impliquant
une intervention importante des Pouvoirs publics. Peut-on abandonner au libre
jeu de la concurrence l'affrontement entre les différents modes de transport
terrestres, navigation fluviale, transports routiers, transports ferroviaires,
et surtout entre ces deux derniers modes de transport, qui se sont fait et se
font encore une concurrence ruineuse? Certainement
pas, et la théorie économique va à nouveau nous aider à comprendre pourquoi.
Reportons-nous aux développements
déjà présentés au sujet des enseignements de la théorie économique et au
graphique sur le coût marginal et le coût moyen qui les illustrait.[8]
Nous avions dit alors que, dans la plupart des secteurs économiques, les coûts
sont croissants, le coût marginal est supérieur au coût moyen, et l'optimum
économique est atteint avec la présence de plusieurs entreprises concurrentes
pour satisfaire la totalité de la demande. Dans ces secteurs, la fixation des
prix de vente au niveau du coût marginal assure la rentabilité des entreprises.
Mais il existe des secteurs
caractérisés par des coûts décroissants lorsque la production augmente, qui se
situent sur notre graphique à gauche du point C, par exemple au point A,
situation dans laquelle le coût marginal est inférieur au coût moyen, et par
conséquent dans laquelle une tarification au coût marginal, que la théorie économique recommande même
dans une telle situation, entraîne des pertes d'exploitation permanentes. A
ce secteur des coûts décroissants appartiennent les transports ferroviaires
tant de voyageurs que de marchandises, ainsi que les transports routiers de
voyageurs[9].
Au contraire, les transports routiers de marchandises relèvent de la catégorie
des secteurs à coûts croissants. Comment résoudre les difficultés engendrées
par des activités qui devraient en bonne théorie économique appliquer des
tarifs les maintenant dans une situation de pertes permanentes, activités
confrontées de plus, pour certaines d'entre elles, à la concurrence
d'entreprises appartenant, elles au secteur à coûts croissants pouvant donc
pratiquer une tarification bénéficiaire (cas du transport ferroviaire de
marchandises face au transport routier)?
On peut comprendre intuitivement la
nécessité de protéger le rail contre la concurrence désordonnée de la route. La
création et l'entretien des infrastructures ferroviaires sont très coûteuses,
quel que soit le trafic qui les utilise. Or elles sont généralement
sous-employées, très éloignées de la saturation. La concurrence de la route
aggrave cette sous-utilisation sans permettre d'économie sensible pour les
chemins de fer – la voie ferrée doit être entretenue même si peu de trains
l'utilisent – cependant que, même rentables, les transports routiers engendrent
de leur côté des coûts importants liés au volume du trafic, y compris en ce qui
concerne le coût d'entretien des routes et autoroutes (la dégradation des
chaussées est principalement imputable aux poids lourds, incomparablement plus
qu'aux voitures légères).
Deux types de solutions ont été
alternativement tentés. Dans une conception, on va accepter l'existence d'un
déficit permanent de l'activité ferroviaire, celle-ci étant facturée
rigoureusement au coût marginal. Le déficit sera couvert par une subvention de
la Puissance publique. Dans une deuxième conception, prenant en considération
le fait qu'un déficit permanent des chemins de fer est difficilement acceptable
par l'opinion, on va exiger des chemins de fer qu'ils facturent leurs services
à un prix ajoutant au coût marginal un certain montant, proportionnel à ce
dernier, et de nature à assurer l'équilibre général d'exploitation. Ce surprix
est appelé "péage" (rien à voir avec les péages d'autoroutes). Pour
éviter que les transports routiers, profitant de la baisse de compétitivité des
chemins de fer due à leurs tarifs ainsi rehaussés artificiellement, leur fasse
une concurrence indue, une tarification obligatoire leur est également imposée,
de nature à rétablir un équilibre de concurrence acceptable.
Réglementation étatique, subventions
publiques: dans les deux types de solution, il faut
recourir à ces ingrédients qui font généralement horreur aux purs libéraux!
Reconnaissons toutefois que l'Union européenne, habituellement allergique à ces
deux procédés, a, dans le domaine des transports de voyageurs, admis dans un
règlement[10] que les Etats membres
pouvaient maintenir des obligations de service public à la charge des
exploitants, mais devaient dans ce cas en supporter la charge financière par le
versement de compensations financières auxdits exploitants. Et parmi ces
obligations de service public, rien n'interdit de compter des obligations ayant
pour objet les préoccupations de développement régional et d'aménagement du
territoire.
E.- Confiscation de l'aménagement du
territoire, politique de proximité, par l'Union européenne
La volonté de l'Union
européenne est d'assurer à l'échelle de l'Europe entière, par le moyen des
Fonds structurels, ce qu'elle appelle la
cohésion économique et sociale, c'est-à-dire un développement à peu près
égal dans tous les Etats membres et toutes les régions de l'Europe. Objectif en
soi positif.
La question est de savoir s'il était nécessaire
pour y parvenir de mettre sur pied cette lourde machinerie administrative et
financière par laquelle tous les pays
cotisent et tous les pays reçoivent,
pour le financement de projets dont la plupart ont un caractère purement local.
Mais par ce gigantesque recyclage de ressources au niveau européen, la
Commission européenne se mêle désormais du développement de chaque village, de
chaque exploitation agricole, de chaque collectivité locale, presque de chaque
chômeur.
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Comme le recommandait une étude de quelques
Députés européens intitulée "Europe-Providence ou Europe des nations: L'avenir des fonds structurels" (1997), il
faudrait contracter ce que paie et ce que reçoit chaque pays au titre de
l'objectif de cohésion, et ne laisser transiter par les Fonds européens que le
surplus représentant seul une véritable péréquation entre pays riches et pays
moins riches. Quant aux péréquations internes à un Etat membre, elles ne
regardent que lui, en vertu du principe de subsidiarité pourtant reconnu en
théorie par les textes européens. Il faudrait en outre que la Commission cesse
de traiter les Etats membres comme des pays sous-développés, auxquels on
accorde une aide conditionnelle, c'est-à-dire bourrée de choix politiques
imposés de l'extérieur, et accordée projet par projet. Qu'on définisse une assistance
budgétaire globale ou semi-globale, par laquelle seraient définis, en accord
avec l'Etat membre concerné, les grands axes de l'utilisation des transferts de
fonds, sans que la Commission puisse se mêler du bien-fondé de chaque projet.
Ainsi, de discipline de
proximité, l'aménagement du territoire est devenu, par le biais des Fonds
structurels, l'apanage d'une administration lointaine qui ne cesse de définir
des critères horizontaux abstraits, c'est-à-dire uniformes et détachés des
particularités du terroir. Et le tort de la France est d'avoir accepté que la
Commission, ayant noué des relations directes avec les collectivités
bénéficiaires, court-circuite par ce biais l'Etat. Pourtant l'Union n'est
composée que d'Etats, les collectivités locales ne sont pas directement membres
de l'Union. Il y a là une véritable démission, comme il y en a tant eu dans nos
rapports avec l'Union. C'est à une véritable confiscation par la Commission de
la politique d'aménagement du territoire que ce système aboutit.
L'aide européenne, c'est la prétention de
développer une région de l'extérieur, c'est la politique de la perfusion
permanente. Les collectivités ne pouvant survivre qu'en faisant constamment
appel à l'aide d'une instance extérieure, il n'est pas possible que cette
méthode ne conduise pas peu à peu à une perte de dynamisme des régions, trop
habituées désormais à faire appel aux subventions pour tout. Et tôt ou tard le
pouvoir de décision rejoint celui qui fournit le financement. On détruit les
libertés locales bien moins en réglementant directement les activités des
collectivités qu'en subordonnant l'obtention de ressources au respect d'une
série de normes et de critères.
Enfin,
une des grandes obsessions de la Commission européenne est de lutter contre les
"aides d'Etat", considérées comme faussant le jeu normal de la
concurrence, en vertu des articles 107 à 109 du TFUE[11].
Les aides, lorsqu'elles sont nationales, sont maudites et antiéconomiques, mais
elles deviennent miraculeusement bénéfiques et saines, dès lors qu'elles sont
distribuées par la Commission européenne! Massives
sont les aides européennes, mais pour une raison mystérieuse, elles ne
produisent aucune distorsion de concurrence. Ou alors, c'est que la Commission
s'en moque lorsque c'est elle qui décide et accorde les aides.[12]
Dans le système européen des aides en faveur de la
cohésion, bien des choses devraient être revues.
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F.- Conclusion
L'aménagement du territoire n'est
qu'une technique, ou un ensemble de techniques tendant à corriger des tendances
spontanées jugées déséquilibrantes, mais il se doit d'être au service d'un
processus vital, qui est le développement régional et national. Cette technique
intervient souvent de l'extérieur, elle consiste souvent en un soutien exogène, mais elle doit se penser comme
un stimulant pour le réveil de dynamismes internes aux peuples et aux régions,
à leur vitalité endogène. A l'instar
du médecin qui, par ses interventions, ne fait que restaurer des processus
biologiques perturbés. Il va donc de soi que les principaux maîtres d'œuvre de
l'aménagement du territoire doivent être les collectivités locales, aidées le
cas échéant par l'Etat, celui-ci se réservant cependant la responsabilité des
projets d'équipement de dimension nationale.
Le
développement régional est le but, l'aménagement du territoire est un moyen.
Ceci dit pour que cette discipline ne se dévoie pas dans des impasses
technocratiques qui l'ont souvent gravement pervertie. Une fois exprimée cette
réserve essentielle, il convient de réveiller chez tous les décideurs la
préoccupation spatiale et de restaurer pleinement cette dimension indispensable
de toute politique à la fois efficace et pleinement humaine.
Romain ROCHAS,
Chef de division
de la Cour des
comptes européenne.
Ancien professeur d'aménagement du territoire
à l'Institut panafricain pour le développement de Douala
(Cameroun).
Animateur de la Commission « aménagement du
Territoire »
Du Forum Pour la France
Auteur
de : le livre noir de la construction européenne (édit Sydney Laurent)
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