Par Roland HUREAUX,
Interrogé pour qu’il dise qui avaient été les
grands Européens de l’après-guerre, l’archiduc Otto de Habsbourg, cita en
premier lieu Charles de Gaulle[1]. Pour lui, les
grands Européens n’étaient pas ceux qui avaient promu
telle ou telle forme d’organisation du continent, mais ceux qui
avaient relevé l’honneur de l’Europe après le désastre des années trente
et quarante, sur le plan non seulement politique mais aussi et moral et
intellectuel.
Pour la civilisation européenne
De Gaulle n’aurait pas
récusé une telle appréciation qui, en un sens, correspondait
à son dessein. Il savait bien que la France qui lui tenait tant
à cœur était, par sa géographie et par son histoire, inséparable de
Europe dans son ensemble, « de l’Atlantique à l’Oural » « J’ai
, de tout temps mais aujourd’hui plus que jamais, ressenti ce qu’ont en commun
les nations qui la peuplent (l’Europe) » [2]. De même qu’il ne
doutait pas que la place de la France était au premier rang,
il savait que la civilisation de l’Europe était inégalée, qu’elle avait et
qu’elle devait jouer encore un rôle essentiel dans l’histoire du monde.
Au sens littéral, De Gaulle était tout le contraire
d’un « eurosceptique ». Pour un Français, servir la France,
c’était, selon lui, la meilleure manière
de servir l’Europe, voire d’épouser « la seule querelle qui vaille,
celle de l’homme ». Pour lui, « ce que chaque peuple doit au monde,
c’est d’abord lui-même. »
Catholique, il ne passait pas son temps à
disserter sur la doctrine sociale de
l’Eglise. Il préférait l’inspiration
de Chateaubriand ou de Péguy. Il sentait
d’instinct le principe de subsidiarité dont une première application était
que l’Europe ne pouvait pas se construire contre les Etats.
La participation et la promotion des régions qu’il proposa en 1969
avaient la même inspiration. Certes, aucun
échelon ne devait écraser les autres mais l’Etat demeurait pour lui
l’échelon majeur. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre
l’Europe des Etats (il ne parlait guère de l’Europe des nations
) : deux niveaux qui ne sont pas en concurrence
mais qui au contraire se renforcent l’un l’autre. L’indépendance, valeur
cardinale, valait pour lui tout autant pour les
nations européennes que pour l’Europe dans son ensemble: il ne pouvait y avoir
d’Europe indépendante si ses composantes nationales ne l’étaient
pas.
Cette culture européenne, il s’était très
tôt appliqué, comme l’a montré le professeur Larcan, à bien
la connaître. Familier de la
littérature française, il s’efforça très jeune d’
étudier un grand auteur par pays: Goethe pour
l’Allemagne ( mais il citait aussi Hölderlin), Shakespeare pour
l’Angleterre, Cervantes pour l’Espagne, Dante pour l’Italie; pour
la Russie, probablement Tolstoï. Il ne chercha pas en revanche comme Jacques Chirac à
comprendre les civilisations orientales : il savait que
l’européenne, la sienne, suffisait à une vie; pour le reste,
il avait Malraux.
Ajoutons que cet homme que les ignorants
assimilent au chauvinisme national le plus obtus, fut, avec Giscard
d’Estaing, le seul chef d’Etat de la Ve République à maitriser deux
langues étrangères[3].
Une telle approche
ridiculise d’emblée ceux qui tiennent de Gaulle pour un homme du
passé qui, s’il était resté en vie aurait su évoluer , se serait rallié
au fil des ans à l’Europe supranationale ou à la réintégration de
l’OTAN, comme les 306 députés UMP qui votèrent le traité de Lisbonne et
les 329 qui approuvèrent celle-ci.
De Gaulle vs/ Monnet
Entre
les partisans de l’ Europe de De Gaulle
et celle des supranationaux, il n’y a pas un avant et un après, il
y a une opposition fondamentale qui se fit jour à
Londres dès juin 1940. Le 17 au
soir, De Gaulle dîne chez Jean Monnet. Il lance son appel à
la radio de Londres le 18 au soir; le 19, Monnet intervient
auprès du cabinet britannique pour qu’il cesse de parler. C’est en
s’adressant directement à Churchill, dont la vision de
l’Europe n’était pas très différente de la sienne, que De Gaulle retrouve
le droit de s’exprimer à la BBC.
A vrai dire, il n’y a jamais
eu deux conceptions de l’Europe, il n’y en a qu’une, celle
de De Gaulle. Celle de Monnet, qu’on lui oppose - Monnet que son
père avait envoyé vendre du cognac à Londres à 14 ans considérant
que les études ne servaient à rien -, était étrangère à la civilisation
européenne; elle était la section continentale de l’internationale
mondialiste dominée par les Américains, le banc d’essai d’un Etat
mondial, comme il le dit à la dernière ligne de ses
Mémoires: « la Communauté européenne n’est qu’une étape vers les
formes d’organisation du monde de demain »[4].
Ce n’est pas par un attachement fétichiste à la nation ou à l’Etat que De Gaulle
refusait la conception supranationale , c’était par ce qu’il tenait pour
la première qualité d’un homme d’Etat , le réalisme : « Je
vois, dit–il, l’Europe comme un ensemble de nations
indestructibles. A quelle profondeur d’illusions ou de parti pris faudrait–il
plonger pour croire que les nations européennes forgées au cours des siècles
par des efforts ou des douleurs sans nombre, ayant chacune sa géographie
et son histoire, sa langue, ses traditions, ses institutions, pourraient
cesser d’être elles-mêmes et n’en former qu’un seule ?[5]» .
L’idée de confédération qu’il a opposée un temps aux projets fédéraux, n’était pour lui qu’ une perspective lointaine. Y croyait-il
seulement ? Il savait au moins, en bon politique,
qu’il fallait opposer projet à projet et ne pas rester sur
le registre négatif. Il croyait en revanche à une collaboration
étroite et permanente des principales puissances européennes pour
harmoniser leurs positions sur la scène internationale et y peser de
leurs poids additionnés.[6] Et même « Il est
conforme à leur nature qu’elles en viennent à former un tout ayant au milieu du
monde son caractère et son organisation[7] ».
Autre marque de réalisme relatif au projet européen : « là où il y a
fédération, dit-il, il y a toujours un fédérateur » , lequel ,
s’agissant d’Europe de l’après-guerre , ne pouvait être que l’Amérique.
De fait , sur toutes le querelles qui opposèrent De Gaulle aux Etats-Unis dans
les années soixante ( et qui n’empêchèrent nullement une union exemplaire
dans les crises comme celles de Cuba et de Berlin) : la force multinationale,
projet de Kennedy destiné à saborder la force de frappe française, l’entrée du
Royaume-Uni dans le Marché commun, l’étalon -or, le retrait de l’organisation
militaire intégrée de l’OTAN, le rapprochement avec l’URSS, le
Vietnam, la guerre des Six jours, le Québec, les européistes à la Monnet,
essentiellement socialistes et démocrates-chrétiens, étaient du
côté de Washington, comme si les deux causes, l‘Europe
supranationale et l’allégeance atlantique, étaient indissociables. Alors
même que l‘entrée de Britanniques attachés à la souveraineté, qu’ils souhaitaient,
aurait torpillé leur projet.
Nous disons Europe supranationale :
De Gaulle ne disait jamais Europe
fédérale : d’abord, parce que, maître du verbe, il
évitait de donner un nom sympathique aux projets de ses
adversaires, ensuite parce qu’il savait que le projet de Bruxelles
n’avait rien de fédéral.
De Gaulle, accoucheur de la Communauté
européenne
Paradoxe : cette Europe
institutionnelle qu’il n’aimait guère, De Gaulle contribua
plus que quiconque à ce qu’elle voie le jour. Il avait pourtant été d’emblée hostile à la
CECA et à la CED, projets plus ou moins vite mort-nés et , s’il ne
s’est pas exprimé alors sur le Traité de Rome instaurant le
Marché commun ou sur l’Euratom, on sait qu’il n’en était
guère enthousiaste. Et pourtant, revenu au pouvoir en 1958
, il mit tout son zèle à appliquer le traité de Rome et nul doute que
s’il n’avait pas été là, ce traité aurait fait aussi, pour les raisons
que nous verrons, long feu. Il tenait d’abord à
honorer la signature toute fraiche de France, d’autant que
la mise en œuvre du traité apparaissait comme un défi à relever: de
1959 à 1968, la France opéra, dans le cadre des Six et sous son égide, le
plus important désarmement douanier de son histoire. Alors
que les traités de la CECA et de la CED avaient été préparés sous l’égide des Américains, ce ne fut pas le cas du
traité de Rome; ils n’acceptèrent jamais
sa composante essentielle: le marché commun agricole. Les Américains étaient le principal fournisseur de
céréales de l’Allemagne, le marché commun devait permettre à
la France de prendre leur place. De Gaulle soutint d’autant plus le traité qu’il était favorable
aux intérêts concrets des paysans français, ce qui était, dans sa
conception du leadership , important. Monnet , assez naturellement, avait boudé
lui aussi le traité de Rome qui devait être pourtant la matrice de tous
le développements institutionnels ultérieurs.
L’inféodation
des cinq autres membres de la Communauté économique
européenne devait permettre aux Etats-Unis de faire avorter le
volet agricole. De Gaulle l’empêcha.
Il imposa au forceps le 16 janvier
1962 le principe d’une politique agricole commune. Mais le traité
de Rome restait ambigu : derrière le
volet technique , perçaient des arrière-pensées supranationales que le
général s’attacha à mettre en veilleuse en abaissant la commission et
notamment son président Walter Hallstein, qui avait été impliqué dans
le projet paneuropéen d’Hitler. Il y parvint, après avoir
fait la politique de la chaise vide, au travers
du compromis de Luxembourg adopté en janvier 1966 qui
sauvegardait les droits des Etats sur leurs intérêts essentiels.
Face aux prétentions
de la commission, le général de Gaulle tenta de promouvoir sa
conception de l’Europe, fondée sur une étroite coopération
politique des Six , respectueuse des droits des Etats : ce fut le
plan Fouché (1962). Ce plan ayant
été refusé par une majorité d’ Etats – et les Etats-Unis -, le président
français se rabattit sur le rapprochement franco-allemand, sorte de
Plan Fouchet à deux, concrétisé par le traité du 23 janvier 1963, dit traité de
l’ Elysée. Ayant dès le mois de septembre 1958 invité le chancelier Adenauer à
Colombey-les-deux-Eglises, privilège dont lui seul eut l’honneur,
De Gaulle avait dès le départ vu le partenariat
franco-allemand comme la colonne vertébrale de la future
Europe. On a trop dit que ce traité avait été saboté par le
Bundestag, qui lui adjoignit un préambule tendant à le vider de sa
substance ; pas assez que ce coup de poignard dans la
réconciliation franco-allemande ( après un siècle de guerres) avait été
préparé par Jean Monnet, à l’instigation des Américains; pourtant
ce traité s’avéra, à long terme, un relatif succès, plaçant
le dialogue franco-allemand ( les Allemands ont
horreur que l’on parle de couple !) au centre de
la construction européenne.
De Gaulle comptait
aussi sur l’application du traité de Rome pour obliger la France à se
moderniser, au moins jusqu’à un certain point : lui qui avait
préféré en 1945 le plan Pleven au plan Mendès-France, plus exigeant, avait
assez de réalisme politique pour mesurer les limites de
cet exercice. Il veilla néanmoins ,
après la dévaluation de 1958, à ce que le franc ne décrochât plus du
mark. La contrainte économique qui en résulta est peut-être
une des raisons de l ’explosion de Mai 1968. En dévaluant
le franc de plus de 20 % par rapport au mark à l’été 1969, Georges
Pompidou donna au contraire un coup de fouet sans précédent à
l’économie française dont la magnifique croissance, de 1969 à 1974 permit
de rattraper en partie notre retard.
Hors cela, on ne voit pas
de lien direct entre les troubles qui entrainèrent, dix mois
après, le départ du général et les enjeux européens; bien au
contraire, la régionalisation qu’il soumit à référendum de 1969 n’avait
rien pour déplaire à Bruxelles. A moins qu’on ne considère les questions européennes que comme un simple volet de
l’affrontement franco-américain qui connut son climax en 1966-67,
et les évènements de mai 1968 comme une revanche des forces
sombres, principalement transatlantiques, que le général avait eu,
comme nul autre avant et après lui, l’audace d’affronter. Un affrontement
qui n’avait rien de fatal puisque les premiers
mois de 1969, juste avant son départ, virent au contraire une belle
lune de miel franco-américaine dès lors que le général trouva à
Washington un interlocuteur à sa convenance en la personne de son
admirateur Richard Nixon. Mai 68 et ses suites économiques mirent en tous les cas fin à toute idée de
retour à l’étalon-or et de déstabilisation du dollar.
Depuis l’adoption du compromis de
Luxemburg, un équilibre avait été trouvé à six
dans l’organisation européenne: les marathons agricole de fin d’année
donnaient l’apparence d’un affrontement permanent mais ils
gardaient un caractère technique. On était loin cependant de l’Europe
dont le général de Gaulle avait rêvé: il n’avait convaincu aucun de ses
partenaires qu’elle devait prendre ses distances vis-à-vis de
la puissance américaine et, selon Alain Peyrefitte[8], le De Gaulle des dernières années pestait
souvent contre la machinerie de Bruxelles à laquelle il n’avait jamais
adhéré qu’à contre-cœur. L’Europe gaullienne n’a jamais
vraiment existé.
Après De Gaulle:
Pompidou et Giscard d’Estaing
C’est à tort,
selon nous, que l’on considère que Pompidou aurait trahi l’héritage
européen du général. S’il donna le feu vert à
l’entrée du Royaume-Uni dans le marché commun, le général n’y avait pas
opposé un refus de principe, seulement la nécessité d’un délai plus ou
moins long. Pompidou, il est vrai, précipita les choses. Si De Gaulle n’a
jamais dit comme le veut la légende « je
veux l’Angleterre nue», il les aurait sans doute fait trainer davantage.
Le Brexit, 45 ans après, a
montré combien il avait été lucide sur la difficulté d’intégrer le
Royaume Uni à une quelconque entreprise européenne.
Les accrochages mémorables entre Michel Jobert et Henry Kissinger montrent que le
France de Pompidou n’était pas encore inféodée à l’Amérique. Cependant,
la fructueuse coopération avec le gouvernement Nixon
se poursuivit.
Les personnalités comptant
autant que les doctrines, rien ne dit que De Gaulle aurait sympathisé plus que
Pompidou avec Willy Brandt. Il reste que la conséquence
majeure de l’Ostpolitik, les accords d’Helsinki (1975), furent une
victoire posthume des idées gaulliennes.
Valéry Giscard d’Estaing avait
été ministre du général. Entre les gaullistes et les atlantistes, il fut un des
rares à adhérer sincèrement
à l’idée d’ une Europe « fédérale » indépendante des
Etats-Unis, alors que la plupart des supranationaux ne
distinguaient guère l’européisme de d’atlantisme le plus servile. Il
s’exprima dans ce sens en promouvant la création
d’un conseil des chefs d’Etat et de gouvernement dont le concept
était conforme à la vision gaullienne, et en instaurant avec
Helmut Schmidt un partenariat de haut niveau relativement
égalitaire. Il se fourvoya cependant en pensant que
l’élection du Parlement européen au suffrage universel
allait favoriser l’émergence d’une Europe forte. Ouvert à
toutes les influences extérieures , ce grand corps informe fut un
des moyens de l’inféodation du continent.
La crise des euromissiles vit Giscard,
ambigu par rapport aux Soviétiques, s’éloigner de l’atlantisme
sur un terrain que n’aurait pas forcement choisi
le général , intraitable quand les intérêts fondamentaux de
l’Occident étaient en jeu. La France de Mitterrand apporta
au contraire un soutien essentiel
à l’Amérique de Reagan en approuvant
l’implantation des euromissiles américains en Europe ( implantation
sans laquelle l’Europe occidentale se serait trouvée assez vite
finlandisée ). Mais bien peu ont vu qu’il
ne put le faire que parce que la
politique d’indépendance du général de Gaulle avait conjuré
durablement la tentation pacifiste dans l’hexagone - à la
différence du reste de l’Europe. Kissinger avait d’ailleurs reconnu, dès 1973, que la politique d’indépendance française avait
plutôt renforcé qu’affaibli l’Alliance atlantique. Voilà peut-être
l’ultime contribution du général à l’équilibre européen et
même, indirectement, à la chute du communisme.
Mitterrand et Chirac
Peut-être plus que De Gaulle,
François Mitterrand et Jacques Chirac, au fond d’eux-mêmes,
pensaient d’abord français. Mais l’opportunisme politique
les conduisit à se rallier, l’un et l’autre, à la
construction européenne. Mitterrand , tout en
protégeant un Chevènement - comme Chirac ne sut jamais le faire
avec ses propres souverainistes ouvrant un boulevard au Front national -
, devait tenir compte de la culture européiste profondément ancrée
au parti socialiste, surtout dans la deuxième gauche rocardienne,
démocratie chrétienne décolorée, qu’il avait habilement intégrée à ce
parti. Chirac, suivant une arithmétique sommaire, pensait
qu’il ne pouvait être élu président sans
les voix du centre.
La fin du communisme,
réalisation de la prophétie gaullienne
Le tournant des années quatre-vingt-dix
vit l’effondrement du communisme , événement
majeur pour l’Europe, conforme aux prophéties du général de Gaulle.
En théorie, il ouvrait les portes d’une
Europe de l’Atlantique à l’Oural mais la rivalité persistante des Etats-Unis et
de la Russie l’empêcha. Il permit seulement l’
élargissement de l’Union européenne à l’Est et, par la multiplication des
membres , le renforcement de la commission . Il n’est pas sûr que De
Gaulle aurait fait tant de difficultés que Mitterrand à
la réunification de l’Allemagne qu’il pensait inévitable , ni
que l‘élargissement de l’Union européenne au Sud et à l’Est aurait
suscité chez lui les réserves qu’expriment certains de nos
« souverainistes », ignorants des liens historiques
forts qui attachent la plupart de ces pays à la France . Il reste que, dans le cadre institutionnel actuel,
cela ne pouvait aboutir qu’à donner une majorité à des petits pays
le plus souvent téléguidés de Washington.
La mutation de 1992
Au même moment l’Europe institutionnelle
connaissait en 1992 une mutation importante, marquée par la réforme de la PAC et l’instauration de la monnaie
unique : le cœur du réacteur européen cessait
d’être agricole pour devenir monétaire.
L’Acte unique, enfant de Jacques Delors,
négocié par la gauche, était voté par la droite
en 1987. Au motif de faire un marché
parfait tel qu’en rêvent les économistes en chambre, il
centralisait l’essentiel de la législation économique et sociale à
Bruxelles, affaiblissant autant le fédéralisme allemand que le Parlement
français, devenu dès lors une chambre d’enregistrement de la
réglementation européenne, ce qui ne devait pas peu contribuer au discrédit de la classe politique en
France comme en Europe. En même temps, la politique
intégriste de la concurrence appliquée par Bruxelles privait les
Etats, dont la France, de toute possibilité de mener une politique
industrielle active.
Le GATT, moteur
efficace de la mondialisation commerciale, avait depuis longtemps
affaibli l’identité européenne en faisant baisser partout les
tarifs douaniers industriels. Si l’Europe était ouverte au grand large,
l’Union douanière n’avait plus de sens. Sauf en matière agricole où la PAC première manière instaurait des barrières
protectrices solides. A force de coups de boutoir, les
Etats-Unis obtinrent que l’agriculture,
jusque-là exemptée, entrât dans la mécanique du GATT : le
principe en fut concédé par Mitterrand en
tête à tête avec Reagan en 1984, puis mis en œuvre par Chirac en
1986. Cette banalisation de l’agriculture qui passa par les étapes de la
réforme de la PAC en 1992 et les accords
de Casablanca en 1995, devait faire perdre à la construction
européenne d’origine, celle que précisément le général de Gaulle avait
soutenue, une partie de sa raison d’être.
La monnaie unique
Au même moment, toujours sous l’égide de
Mitterrand, puis de Chirac, l’Europe institutionnelle se cherchait
une nouvelle identité au travers de la monnaie unique
instaurée par le Traité de Maastricht en 1992. Il n’avait jamais été question de monnaie unique dans les années
soixante, mais qui peut imaginer que De Gaulle aurait donné son
accord à l’abandon définitif d’un des piliers
fondamentaux de la souveraineté, le droit de battre monnaie, avec tout ce
qui allait avec comme la maîtrise de la politique économique ?
Si le général avait voulu,
sans succès, que le franc vogue de conserve avec le
mark, c’était bien évidemment sans contrainte et non sous la férule
de Bruxelles.
Considérons aussi que le général
connaissait l’économie : il s’y était mis
tard, à l‘école de Jacques Rueff, mais en était
venu à la comprendre très bien au point de susciter l’admiration de
son maître: les conférences de presse qu’il y consacrait étaient d’une
admirable clarté pédagogique. Pompidou et Giscard la connaissaient aussi . A partir de Mitterrand,
jusqu’à aujourd’hui, l’ignorance règne. Que l’euro tel qu’il a été conçu,
c’est-à-dire le mark repeint, dut être un frein
considérable à la croissance et de la France et de l’ Europe, et donc un instrument
de leur déclin, il nous semble que lui l’aurait compris.
Au moins deux
autres évolutions récentes de la construction européenne sont aux
antipodes de la pensée gaullienne: la perte sans précédent de
l’indépendance de l’Europe et l’évolution du rapport
franco-allemand .
Une Europe de moins en moins
indépendante
On peut dire que plus la
construction européenne a avancé, plus l’Europe a perdu de son indépendance vis
à vis de son allié américain, au point d’épouser aujourd’hui aveuglément,
sous la bannière d’une OTAN largement sortie de son rôle originel,
toutes les mauvaises causes dans lesquelles les hommes
qui commandent à Washington, spécialement les « néo-conservateurs »,
ont réussi à l’entrainer : guerre des Balkans, regime change au
Proche-Orient, guerre d’Ukraine, sanctions à l’encontre de la
Russie ou exercices militaires provocateurs dans les pays
baltes.
Pensons qu’ en
1956, onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale et avant la signature
du traité de Rome, Guy Mollet et Anthony Eden purent se mettre
d’accord sur une expédition militaire conjointe au Proche-Orient contre
le vœu de Etats-Unis (qu’elle ait mal tourné sur le plan
diplomatique est une autre question : ils avaient pu
l’entreprendre). Aujourd’hui, Bruxelles n’oserait même pas dépêcher un émissaire dans cette région
sans l’aval du Département d’Etat [9]. Une étape de cette évolution a été le traité de Maastricht qui subordonne
explicitement la politique européenne de sécurité commune
(PESC) à celle de l’OTAN (article J 4) .
Dernier à résister à l’imperium américain,
Jacques Chirac refusa – avec l’Allemagne – de participer à
la guerre d’Irak de 2003. On dit alors
à Washington que la France serait « punie » . Peut-être par
l’élection de trois présidents tenus de Washington avec une laisse de plus en plus courte. La réintégration plénière de l’OTAN que Sarkozy fit approuver à la plupart
des députés dits « gaullistes », constitue une étape importante
du processus d’asservissement de l’Europe. Ainsi, loin de
s’opposer, l’indépendance de l’Europe et celle des Etat européens, comme
l’avait vu le général, vont de pair : là
où celle des Etats s’affaiblit, celle de l’Europe aussi.
Inséparable de l’indépendance est la
démocratie. Le référendum du 29 mai 2005 qui vit les Français repousser le
projet de constitution européenne préparé par Giscard
montrait les résistances croissantes que l’Europe de Bruxelles
rencontrait auprès des peuples. Qu’une copie à peine amendée de ce projet, dite
Traité de Lisbonne, ait pu, quelques mois après,
être ratifiée par le Parlement, constituait une injure
à la doctrine gaulliste si respectueuse de la souveraineté
populaire.
France-Allemagne:
un déséquilibre dangereux
L’autre évolution totalement
contraire aux vues du général est celle de la relation
franco-allemande : il ne la concevait qu’égalitaire, et
encore, en 1963, du fait de son poids personnel, l’avantage
était-il à la France. Ce n’est pas tant la réunification ( qui n’apporta à l’Allemagne que 5 % de PIB en plus avec
une montagne de problèmes) que l’euro avec ses effets
dissymétriques, qui a transformé peu à peu le
partenariat en un rapport de subordination de la France
à l’Allemagne. Mais encore plus décisifs dans cette évolution furent les complexes de la classe dirigeante
française: à force de traiter par le mépris l’héritage du général
de Gaulle, elle est retombée dans une sorte de néo-vichysme
corrosif pour la relation franco-allemande. Avec la guerre du
Kosovo (1999), la France de Chirac
se joignait à une opération de destruction de son allié
historique serbe, au bénéfice de pays sous influence allemande. La
même année, dans le traité de Nice (1999),
Chirac consentait à ce que la représentation parlementaire de
l’Allemagne soit supérieure à celle de la France, au-delà même de ce
qu’exigeait la démographie. La domination économique de l’Allemagne que le carcan de l’euro empêche
désormais de rééquilibrer comme Pompidou avait su le faire dans les
années soixante-dix, au lieu de rapprocher le peuples, les éloigne
dangereusement. Et encore la germanophobie
n’a-t-elle pas encore atteint en France le niveau de l’
Italie, pays fondateur de la construction européenne traditionnellement
le plus europhile devenu le plus europhobe. Elle a pour contrepartie le
mépris croissant, quasi-raciste, de beaucoup d’ Allemands
pour les PIGS[10].
Asservissement sans précédent de la politique étrangère européenne à celle des
Etats-Unis, affaiblissement par rapport au reste du monde et récession,
déséquilibres économiques croissants et ressentiments réciproques
des peuples: nous sommes loin de l’Europe telle que l’ avait
voulue le général de Gaulle: indépendante, prospère et fondée sur
le rapprochement de peuples restés libres . Même s’il n‘en a
jamais formulé l’idée, Charles de Gaulle a eu
l’intuition de ce qu’était le fait idéologique; il l’ appelait
« les chimères », antithèse du réalisme dont il faisait sa
règle absolue. En devenant de plus en plus idéologique,
l’Europe ne pouvait que s’éloigner de l’idée que s’en faisaient les
grands européens de l’après-guerre comme De Gaulle, Churchill ou
Adenauer. L’idéologie obéit à ce que Hayek a appelé
« la loi des effets contraires aux buts recherchés ».
Nous y sommes.
[1] A l’occasion du 50e anniversaire
du traité de Rome, mars 2007.
[2] Charles de Gaulle, Mémoires
d’espoir, tome 1, page 181 .
[3] Pompidou et
Mitterrand ne parlaient pas de langue étrangère. Chirac, Sarkozy et
Macron ne savent à notre connaissance , plus ou
moins bien, que l’anglais .
[4] Jean Monnet, Mémoires,
tome 2 , page 794, Livre de Poche
[5] Charles de Gaulle, Mémoires
d’espoir, tome 1, page 200.
[6] Les pays européens de second rang ne
tenaient pas beaucoup de place dans la
vision européenne de Charles de Gaulle. Ils étaient ,
il est vrai, les plus inféodés à Washington.
[7] Charles de Gaulle, Mémoires
d’espoir, tome 1, page 181
[8] Alain Peyrefitte, C’était De
Gaulle, tome 3
[9] C’est ainsi que l’UE confia une
mission à Tony Blair au Proche-Orient en 2007.
[10] PIIGS : Portugal, Italie,
Grèce, Espagne ( Spain).
© 01.09.2020