Par Jean-Michel Naulot,
Les juges allemands viennent de mettre ce 5
mai la BCE
sous surveillance et lui rappellent que la Loi fondamentale
nationale
est supérieure aux
traités européens
On aurait
tort de tourner en dérision le jugement qui vient d’être rendu public ce 5 mai
par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Expliquer que la décision est
motivée par la déception d’un président de Cour qui va prendre sa retraite
alors qu’il rêvait de devenir président de la République ou par une volonté
allemande de « jouer avec le feu » en recourant à un juridisme destructeur est
un peu court. On remarquera, avec une touche d’amusement, que certains
commentateurs de la décision font peu de cas du texte des Traités alors qu’ils
les ont parfois portés sur les fonts baptismaux et qu’ils les ont, en tout cas,
soutenus sans relâche jusqu’à une période récente… On serait tenté de leur dire
: cet enfant diabolique, c’est le vôtre !
Les
questions soulevées par la Cour sur la politique monétaire de la BCE sont
surprenantes pour ceux qui pensaient que, lors d’une panique financière, on
doit oublier le droit, mais elles ne sont pas illégitimes. La création massive
de monnaie a certes pour avantage de calmer l’inquiétude des investisseurs, de
permettre de gagner du temps face à la crise, mais l’Histoire nous apprend
qu’elle comporte également de graves dangers. Quand la création monétaire va
durablement au-delà des besoins de l’économie réelle, les liquidités vont en
effet s’investir dans la spéculation. Jacques de Larosière,
ancien gouverneur de la Banque de France, ancien membre du Comité Delors qui a
préparé l’avènement de la monnaie unique, a dénoncé, dès 2016, dans une tribune
au Monde, la dépendance des banques centrales à l’égard des marchés financiers
et les risques que cela faisait courir à terme pour la stabilité financière.
MISES EN GARDE
Il n’est
donc pas scandaleux que la politique de la BCE soit soumise à un débat public
et que les juges, garants du respect des Traités, s’expriment. A cet égard,
depuis une dizaine d’années, les mises en garde ne sont pas seulement venues de
la Cour constitutionnelle allemande. En 2012, puis en 2018, la Cour de Justice
européenne avait déjà lancé des avertissements en fixant des conditions
précises aux pratiques de l’OMT (soutien apporté à un Etat moyennant l’adoption
d’un plan de redressement) et du Quantitative easing.
En 2012,
la Cour de Justice a ainsi considéré que les achats de dettes publiques de la
BCE doivent se concentrer sur des emprunts ayant une durée courte et que les
titres achetés ne peuvent être conservés jusqu’à leur échéance qu’à titre
exceptionnel. Ce qui signifie par exemple que certaines propositions récentes
d’émission de dettes perpétuelles, achetées et conservées ad vitam
aeternam par la BCE, n’ont aucune chance de prospérer.
En 2018,
pour valider le Quantitative easing, la
Cour de Justice européenne avait également pris acte de l’existence de deux
règles de proportionnalité qui avaient été introduites dans le règlement de la
BCE : premièrement, l’interdiction de détenir plus de 33% de la dette d’un Etat
et deuxièmement, l’impossibilité de détenir dans la dette d’un Etat plus que le
pourcentage de l’Etat concerné dans le capital de la BCE (ainsi, par exemple)
comme l’Italie pèse environ 15% du capital de la BCE, la totalité des rachats
par la BCE ne peut pas dépasser ce ratio.
Leur
suppression récente, à titre temporaire, pourrait poser un problème à la BCE si
un recours était fait à propos du nouveau programme de Quantitative easing mis en place pour faire face à la crise
pandémique.
BESOIN DE RÉPONSES PRÉCISES
Dans son
jugement, la Cour de Karlsruhe ne déclare pas la guerre à la Cour de Justice
contrairement à ce qui a parfois été écrit. Mais elle lui adresse un vif
reproche, celui de ne pas en faire assez pour vérifier que ses prescriptions
sont bien respectées. Les juges ne questionnent pas seulement la Cour de
Justice mais aussi le gouvernement et le Parlement allemands. Elle souhaite de
leur part une évaluation des effets du quantitative easing. Ceci
pourrait donner l’impression que la Cour oublie que la BCE est une institution
indépendante... Mais ce n’est qu’une apparence car, si la politique de la BCE a
des effets dévastateurs pour les épargnants et les retraités allemands, du fait
des taux fortement négatifs, c’est bien parce que l’on doute du fait que ces
taux négatifs soient indispensables à l’irrigation du système économique et
financier. Jusqu’à présent, la Banque centrale américaine a par exemple refusé
de s’engager dans cette voie.
Les
juges veulent avoir des réponses précises. La politique de quantitative
easing est-elle vraiment destinée à
atteindre un objectif en matière d’inflation ? Les obligations achetées
sont-elles bien cédées avant leur échéance dans la plupart des cas ? Les
obligations sont-elles toutes notées investment
grade, donc de qualité suffisante ? Les achats sur le marché
secondaire ne constituent-ils pas un détournement de la règle d’interdiction de
financement des Etats (respect d’un délai entre l’émission de l’obligation et
la cession à la Banque centrale). Ces questions des juges peuvent apparaître
assez techniques, voire imprégnées de juridisme, mais les financiers en
connaissent l’importance.
EPREUVE DE VÉRITÉ
Tout
ceci donne le sentiment qu’une étape vient d’être franchie. Certains avaient
oublié que la loi fondamentale de 1949 est en Allemagne au-dessus du droit
européen. Le Bundestag et la Cour se réservent le droit de contester toute
décision des institutions européennes.
Les
juges allemands disent en quelque sorte à la BCE qu’ils ne sont désormais pas
dupes de la politique qui est conduite, qu’il ne suffit pas de choisir le bon
vocabulaire pour justifier les décisions prises. Faire systématiquement
référence à la « politique monétaire » et à l’objectif d’inflation ne trompe
plus personne, en tout cas, semble-t-il, pas les juges. Mario Draghi était de
ce point de vue extraordinairement habile ce qui lui a permis de protéger
efficacement l’euro en achetant et en faisant acheter la dette des pays
périphériques. Il semble que désormais la Cour de Karlsruhe souhaite en savoir
plus.
La Banque
centrale est peut-être confrontée à une épreuve de vérité. La question qui lui
est posée est simple : peut-elle démontrer que la politique massive d’achat de
dettes publiques n’est pas une monétisation de cette dette, c’est-à-dire la
possibilité pour un Etat de se financer, directement ou indirectement, auprès
de sa Banque centrale, et cela de manière gratuite ?
Mise en
demeure ou simple avertissement ? La réponse risque en tout cas d’être
compliquée. Une seule certitude : la BCE aura désormais beaucoup de mal à
expliquer que sa politique est sans limite.
*Jean-Michel Naulot,
auteur d'"Eviter l'effondrement" (Seuil)