« DE CLEMENCEAU À DE GAULLE,
LE PATRIOTISME AU CŒUR »
« La France s’est bâtie au fil de l’épée »
Charles De Gaulle
par Christine Alfarge,
À l’heure où la connaissance de notre récit national revêt une impérieuse nécessité, il est indispensable de revenir sur la tragédie de la Grande Guerre et son cortège de souffrances humaines réduisant les hommes à de la chair à canon sans comprendre réellement pourquoi ils venaient se battre, au nom de quel idéal, ils pensaient sans doute que cette guerre ne serait qu’une parenthèse de courage en défendant la nation. Il n’en fut rien.
3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France.
De 1914 à 1918, l’Europe et une partie du monde s’engagent dans la première guerre totale de l’histoire. Chacun des pays belligérants mobilise des moyens militaires et industriels énormes pour remporter la victoire.
En juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo en Bosnie-Herzégovine. La mort brutale de l’héritier du trône de l’Empire austro-hongrois servira de détonateur à un conflit devenu très vite mondial par des alliances conclues des décennies plus tôt entre les grandes puissances européennes.
Sur fond de nationalisme exalté, de fortes tensions sur des rivalités stratégiques, politiques, économiques, coloniales, cette guerre trouve son origine au regard de la volonté hégémonique de certains pays. Puissance économique de premier plan, l’Allemagne souhaite s’étendre à l’est et renforcer sa présence en Afrique et en Asie, l’Empire austro-hongrois sur les Balkans et la grande Russie du Tsar Nicolas II sur un empire ottoman moribond. Un mois après le meurtre de François-Ferdinand, la machine macabre des différentes coalitions s’installe en jetant plus de 60 millions d’hommes dans la bataille.
En août 1914, l’Allemagne viole la neutralité de la Belgique et du Luxembourg avant de pénétrer dans le Nord-Est de la France. Après plusieurs semaines de progression, les soldats allemands subissent un coup d’arrêt avec la contre-offensive de la Marne en septembre 1914, les troupes allemandes ne parviennent pas à percer le front et creusent des tranchées pour éviter de reculer davantage. La ligne de front franco-allemand se stabilise sur 700 km de la mer du Nord aux Vosges.
Cette guerre qui ne devait durer que quelques mois se fige pour se poursuivre pendant plus de quatre ans. Le 11 novembre 1918, l’Allemagne vaincue signe un armistice avec la France à Rethondes. La Première Guerre mondiale aura causé la mort de 10 millions de personnes, dont 1,4 million de Français tombés dans la Somme ou à Verdun.
Deux héros, la patrie au cœur.
Parmi les grands personnages de l’histoire française, Georges Clemenceau et Charles De Gaulle incarnent l’image de la grandeur, du courage, d’une voix qui s’élève pour dire non au moment où tout semble perdu. Leur caractère et les circonstances à chaque époque vont montrer la même force d’engagement et de détermination face à l’adversaire. Seuls, ils changeront le cours de l’histoire malgré des ennemis innombrables.
Ils s’imposeront comme les deux hommes d’État français les plus importants du XXème siècle nous léguant un patrimoine historique, politique et militaire à travers tous leurs combats.
Pourquoi Clemenceau aujourd’hui ?
Jean-Noël Jeanneney s’exprime ainsi « Je souhaite que la jeunesse de France connaisse Clemenceau non pas que ce soit un saint de vitrail, il a commis beaucoup d’erreurs, il s’est trompé, il s’est contredit mais il incarne dans la vie publique française des valeurs, qui sont des valeurs nobles et hautes, la conviction qu’un individu peut changer les choses, la détermination de suivre ses idées fortes en dépit de tous les affrontements, un attachement au progrès social, un refus de toutes les injustices en particulier celles qui oppriment les classes les plus défavorisées, les pauvres notamment et puis un patriotisme dont je crois l’actualité ne sait en dépit de certains esprits chagrin qui l’affirment, nullement effacé. »
Le républicain, le patriote, l’homme d’État.
Quant à Françoise Giroud et son plaidoyer sur Clemenceau : « Il fut de cette poignée d’hommes qui ont enraciné la République dans la nation ». Des grands hommes, le siècle n’en a pas beaucoup. Dans le champ des affaires publiques, on n’en voit guère que trois en Europe : De Gaulle, Churchill et Clemenceau. […]Mais Clemenceau, c’est bien autre chose aussi. C’est la République, pour laquelle il s’est tant battu.[…] C’est un combattant de toutes les heures, que l’on surnomma le Tigre tant il avait des griffes meurtrières.
C’est un homme enfin, avec ses faiblesses, ses erreurs, ses passions. […]De tous les courages, le courage politique est le plus rare, le plus ingrat aussi, tant les peuples y sont rebelles, la démagogie plus facile que la rigueur. Puissent ceux qui prétendront demain et après-demain assumer la charge de conduire les affaires de la France posséder un cœur de tigre. Il ne leur faudra pas moins. »
De Gaulle dans les pas de Clemenceau.
Quelques années plus tard, avant son deuxième discours de Bayeux le 16 juin 1946, le général De Gaulle vient se recueillir le 12 mai sur la tombe de Georges Clemenceau : « Président Clemenceau ! Tandis que l’ennemi écrasait la patrie, nous avions fait le serment d’être fidèle à votre exemple. C’est à l’Histoire de dire si le serment fut tenu. Mais aussi nous avions promis de venir, la Victoire remportée, vous dire merci des leçons que vous nous avez données. Voici la promesse accomplie sur votre tombe vendéenne ». Le « Tigre » fait partie des personnages historiques régulièrement invoqué par le chef de la France Libre dans ses discours à la BBC : « l’exemple de Clemenceau, inébranlable au milieu des tempêtes, intransigeant dans sa foi en la France, inlassablement dévoué à la cause de la liberté, d’autant plus dur et d’autant plus ardent qu’il voyait fléchir plus d’âmes et s’amollir plus de cœur, pour combien aura-t-il compté dans les décisions prises par ceux qui eurent, au cours de cette guerre, la charge du corps de l’État à partir du fond du gouffre ! ».
La rencontre de deux géants de notre histoire avec chacun un sens inné pour gouverner et redonner à la France sa fierté et son honneur face à l’ennemi. « Je suis disait Clemenceau, un mélange d’anarchiste et de conservateur dans des proportions qui restent à déterminer ». Dans le même esprit que celui qu’il admire tant, De Gaulle prononce en 1944 : « il n’y a qu’un révolutionnaire en France, c’est moi ».
Clemenceau, l’homme épris de justice.
Le 15 octobre 1894, Alfred Dreyfus est arrêté pour trahison envers la patrie pour le compte de l’Allemagne. Il ne sera réhabilité dans l’armée qu’en 1906. Épris d’égalité, Georges Clemenceau, rédacteur à l’Aurore depuis 1897, se range du côté des dreyfusards lors de l’affaire Dreyfus et offre à Emile Zola la possibilité de s’exprimer dans ce journal avec le célèbre titre « J’accuse ».
« Combien de fois pendant l’affaire [Dreyfus] nos bons maîtres pangermanistes ne nous ont-ils pas dit : cette affaire est le déshonneur de la France, les Français sont perdus ; ils mentaient ; ils blasphémaient la grande nation de l’hospitalité ; cette affaire fera l’éternel honneur de la France ; […] ce peuple est le seul au monde que quelques consciences aient pu soulever pour une cause, même individuelle, de justice et de Liberté, de vérité ». écrivait Charles Péguy dans « la délation aux Droits de l’Homme », en mars 1905.
Clemenceau ira jusqu’à se battre en duel contre Drumont, fondateur de la Ligue antisémitique de France. Quand éclate en 1914 la Première guerre mondiale, Clemenceau, âgé alors de soixante-treize ans, se révèlera au front plus combatif que jamais. « On vous aura ! » criait-il aux Allemands.
Pendant les premières années de la guerre, même censuré, il ne ménage pas ses critiques contre le gouvernement dans son journal « L’homme enchaîné ». Il visitera régulièrement les tranchées, toujours vaillant mais déterminé face à une situation inextricable à la fin de 1917. Il sera nommé à la tête du gouvernement par le président Poincaré reconnaissant en lui l’homme fort pour vaincre. « Je fais la guerre à fond pour la faire durer le moins possible. » disait Clemenceau.
Pour le général De Gaulle, Georges Clemenceau aura remporté deux victoires, celle du droit et celle de la nation, la réhabilitation du Capitaine Dreyfus en 1906 et plusieurs années après l’Armistice du 11 novembre 1918.
Quand gloire rime avec victoire !
Pendant l’après-midi du 11 novembre 1918, Clemenceau monte à la tribune de la Chambre et lit les clauses d’Armistice acceptées par l’Allemagne. Sous les acclamations de l’ensemble des députés, il prononce ces mots : « Mon devoir est accompli. »
L’obsession de ne jamais cesser le combat.
Clemenceau et Charles de Gaulle seront des héros dans ce siècle de guerre et de barbarie parce qu’ils avaient la volonté de vaincre et le respect des hommes qui se battent pour la liberté. « Le pays a à sa tête des hommes qui n’ont pas la flamme, l’éclair, le sentiment des responsabilités qu’ils assument », Clemenceau déplorait ainsi l’attitude du commandement militaire français, lui qui même souffrant, se rendait le plus souvent possible sur le front auprès des poilus auxquels il apportera un soutien humain qui sera déterminant jusqu’à la fin de la guerre.
Lors du traité de Versailles signé le 28 juin 1919, il souhaitera en leur honneur que la place des poilus soit au premier rang de l’assemblée afin de leur témoigner toute la reconnaissance de la nation. Il ignorait que ce traité de paix ne suffirait pas et comme le pensait Charles de Gaulle, l’Allemagne prendrait sa revanche. L’homme du 18 juin 1940 sera au rendez-vous de l’histoire dans la lignée des hommes qui n’ont jamais cédé, une résistance et une fidélité sans faille qu’il reconnaîtra aux compagnons de la Libération à travers l’Ordre du même nom.
Dans ses Mémoires de guerre, De Gaulle résume sa perception du premier conflit mondial : « […] tandis que l’ouragan m’emportait comme un fétu à travers les drames de la guerre :baptême du feu, calvaire des tranchées, assauts, bombardements, blessures, captivité, je pouvais voir la France,[…], tirer d’elle-même un incroyable effort, suppléer par des sacrifices sans mesure à tout ce qui lui manquait et terminer l’épreuve dans la victoire. Je pouvais la voir, […], se rassembler moralement, au début sous l’égide de Joffre, à la fin sous l’impulsion du Tigre. Je pouvais la voir, […], épuisée de pertes et de ruines, bouleversée dans sa structure sociale et son équilibre moral, reprendre d’un pas vacillant sa marche vers son destin, alors que le régime, reparaissant tel qu’il était naguère et reniant Clemenceau, rejetait la grandeur et retournait à la confusion. »
Bon nombre de politiques se posent encore la question de l’héritage historique de ceux qui ont livré tous ces combats, mais il est vain pour quelque parti qu’il soit de s’approprier ou se revendiquer de Clemenceau ou de De Gaulle. Il faut juste se demander s’ils n’avaient pas été là, qu’aurions-nous fait ? Qui se serait levé pour défendre la patrie ?
« Le père la Victoire » et « l’Homme du 18 juin » scelleront à leur tour le destin de la France, l’un pendant la première guerre dont on se demande toujours à quoi elle a servi et l’autre pendant la deuxième guerre où l’intuition du Général développée dans « La discorde chez l’ennemi » ouvrage qu’il écrira en 1924 sur les causes de la défaite allemande de 1918, se révèlera précieuse face aux Allemands qui voudront à nouveau en découdre avec la France, ce dont n’avait jamais douté le Capitaine de Gaulle menant une longue réflexion pendant sa captivité à Ingolstadt.
Hommage du chef de la France libre à Clemenceau, le 11 novembre 1941.
« Au fond de votre tombe vendéenne, aujourd’hui 11 novembre, Clemenceau ! vous ne dormez pas. Car, certainement, la vieille terre de France qui vous enterre pour toujours a tressailli avec colère tandis que le pas insolent de l’ennemi et la marche feutrée des traîtres foulaient le sol de la patrie… ». […]
«Président Clémenceau ! La France aujourd’hui a regardé plus loin que sa douleur. Elle a vu l’ennemi décidément impuissant à réduire notre bonne et brave alliée l’Angleterre. Elle a vu les armées allemandes tenues en échec sur chaque mètre courant de l’immense front de Russie. Ella a vu l’Amérique s’avançant pas à pas vers le théâtre des batailles. Elle a vu les forces croissantes des Alliés se rassembler sur tous les fronts du monde pour écraser l’envahisseur. Elle a vu ses propres drapeaux, fièrement tenus par des soldats fidèles, flotter parmi les combattants. Père-la-Victoire ! le soir du grand 11 novembre, quand la foule, ivre de joie, s’épuisait à vous acclamer, vous avez crié les seuls mots qu’il fallait dire. Vous avez crié : « Vive la France ! » Eh bien ! vous n’avez pas crié pour rien ! La France vivra, et au nom des Français, je vous jure qu’elle sera victorieuse. Quand la victoire sera gagnée et que justice sera faite, les Français viendront vous le dire. Alors, avec tous les morts dont est pétrie la terre de France, vous pourrez dormir en paix.» Lorsqu’il rend cet hommage, le général De Gaulle apparaît incontestablement comme le digne héritier de Georges Clemenceau non seulement parce qu’ils avaient en commun une haute idée de la France mais surtout de la faire gagner !
Que reste-t-il de Verdun et le sens de cette guerre ?
Cent dix ans après ce terrible carnage où la France était économiquement à genoux, rendons hommage aux femmes épuisées par le travail, traumatisées et devant pallier aux difficultés familiales en l’absence des hommes partis au combat. N’oublions jamais que le combat pour la liberté de notre pays s’est forgé dans les blessures et les souffrances profondes des soldats de la Grande Guerre de la Somme ou Verdun. Les soldats de Verdun nous disent encore aujourd’hui qu’intolérance et fanatisme lorsqu’on les laisse grandir, réduisent l’homme à néant. « Rien n’est plus dangereux que l’ignorance et l’intolérance lorsqu’elles sont armées de pouvoir. » écrivait Voltaire.
De ces guerres émerge l’idée fondatrice de l’Europe, il faut attendre le deuxième choc de la guerre 39-45 pour unir le continent et ouvrir le chemin de la paix aux enfants de la guerre 14-18. Le général De Gaulle pensait au destin commun de la France et de l’Allemagne dans l’intérêt des deux peuples, le cheminement de sa pensée sur la nature humaine a commencé à Verdun façonnant sa personnalité d’homme d’État jusqu’à l’exercice de la fonction suprême des années plus tard.
Aujourd’hui comme hier, nous avons le devoir envers tous ceux qui sont tombés pour la France de nous interroger sur quelle Europe faut-il construire pour sortir du diktat technocratique et financier et veiller à une maison commune en paix.
*Christine ALFARGE Secrétaire générale de l'Académie du Gaullisme.
© 01.11.2025